Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
B

Boulevard (théâtre du) (suite)

Le miroir de la bourgeoisie

Par le triomphe d’Antony, dès 1831, un an après Hernani, Alexandre Dumas réglait la querelle des classiques et des romantiques, et tirait les marrons du feu en faveur d’un troisième larron, le genre bourgeois. Eugène Scribe (1791-1861) fixa comme seul idéal à ce dernier la « pièce bien faite », qui, excluant toute ambition de pensée et de style, se présentait comme une horlogerie bien réglée et comme un miroir flatteur dans lequel la bourgeoisie pouvait contempler son image. Scribe écrivit pour elle des centaines de pièces. L’histoire de son théâtre, entre 1820 et 1850, se confond avec celle du Gymnase. La famille, le libéralisme et l’argent sont ses thèmes préférés. Du théâtre de Scribe, seuls quelques titres demeurent (Une chaîne, 1841 ; le Verre d’eau, 1842). Scribe apparaît comme le maître des boulevardiers à venir, en un temps où le Boulevard absorbe la substance même du théâtre parisien.

À partir de 1850, il a pour successeurs Émile Augier (1820-1889), Alexandre Dumas fils (1824-1895) et Victorien Sardou (1831-1908). C’est contre leur dictature que s’insurge Antoine, lorsqu’il fonde le Théâtre-Libre en 1887. Dumas fils ne craint pas d’affirmer à la suite de Scribe : « Un homme sans aucune valeur comme penseur, comme moraliste, comme philosophe, comme écrivain peut être de premier ordre comme auteur dramatique. »

On ne saurait prononcer plus fortement le divorce survenu entre le théâtre et la littérature, dont le théâtre a failli mourir. L’esprit boulevardier, avec son mépris de l’écriture, son goût du métier ramené à une série de recettes, son mépris de la morale et son souci des convenances, son dédain des idées et sa recherche du mot d’auteur, a détourné de l’art dramatique les poètes et les écrivains de génie.

Après le triomphe de la Dame aux camélias (1852), Dumas fils succéda à Scribe au Gymnase, où il fut relayé par Émile Augier (le Gendre de Monsieur Poirier, 1854) et Victorien Sardou (Pattes de mouche, 1860). Leurs concurrents, Octave Feuillet, Édouard Pailleron et d’autres, faute d’être admis au temple du Boulevard, se rabattirent sur le Vaudeville ou les Variétés.

On est frappé par l’importance que prennent dans leurs pièces les personnages du notaire et de l’avoué. C’est que les affaires de famille, leur thème principal, tournent toujours autour de l’amour (adultère) et de l’argent. À travers le mélange des genres peu à peu se précise le type de pièce dont les personnages clefs sont le mari, la femme et le troisième partenaire, avec pour décor le salon Empire et la chambre à coucher. Au dénouement, les affaires et la morale sont sauves, du moins les apparences. Confondant intrigue et action, le Boulevard est un théâtre où l’on s’agite beaucoup, où l’on parle encore plus, mais où il ne se passe rien. Entre le premier et le troisième acte, le monde n’a pas bougé.

Témoins lucides et amusés, critiques rusés et prudents, trois auteurs ont su faire rire le public des ridicules et des bassesses qui portent accusation contre lui et contre la société qu’il représente. Chacun a eu son théâtre préféré. Au Palais-Royal, Eugène Labiche (1815-1888) a agité avec une naïveté impitoyable un monde de fantoches inoubliables. Aux Bouffes-Parisiens, puis aux Variétés, Jacques Offenbach (1819-1880) a, par sa musique, donné aux vaudevilles de Henri Meilhac (1831-1897) et Ludovic Halévy (1834-1908) une dimension qu’ils n’avaient pas. Aux Nouveautés, enfin, Georges Feydeau (1862-1921) a réglé avec une précision mathématique la mécanique démystificatrice de ses machines à faire rire. Grâce à la Cagnotte, à la Vie parisienne, au Dindon, les trois rois du Boulevard ont rejoint les classiques, auxquels la bourgeoisie de notre temps continue de les préférer.


Belle Époque et années folles

Aux salles traditionnelles du Boulevard vinrent s’en ajouter une dizaine d’autres à l’écart des Grands Boulevards, mais marquées du même esprit que lui : Marigny, Renaissance, Réjane (théâtre de Paris), Athénée, Mathurins, Michel ; plus récemment, la Michodière, les Ambassadeurs, les Capucines, la Madeleine. Le « Paris by night » de la Belle Époque est une fête permanente, et le Boulevard y brille de tous ses feux entre le caf conc’ et les restaurants célèbres. Le théâtre de ce temps a fait illusion par son foisonnement. Les plus lucides ont bien vu qu’il s’était laissé contaminer tout entier par l’esprit du Boulevard. Le Boulevard régna en maître incontesté, parfois en se déguisant, jusqu’à l’entreprise du Vieux-Colombier, qui changea bien des choses à partir de 1913.

Il eut la chance d’être servi par de grands acteurs, qui, rivaux de la célèbre troupe de la Comédie-Française, furent les derniers monstres sacrés : Jane Granier, Albert Brasseur, Max Dearly, Cassive, qui créa la Dame de chez Maxim, Simone, interprète de Bernstein. C’est au Boulevard que Lucien Guitry et Réjane atteignirent le sommet de leur carrière. Chaque générale était une cérémonie mondaine avec ses rites.

Rien, ou presque rien, ne survit de ces triomphes d’un soir.

Tel est le cas de ce « théâtre d’amour » dont Paris eut alors l’exclusivité. Ses grands chefs de file étaient Georges de Porto-Riche (1849-1930), avec Amoureuse (1891), le Passé (1897), le Vieil Homme (1911) ; Maurice Donnay (1859-1945), auteur d’Amants (1895) ; Henri Lavedan (1859-1940), qui connut le succès avec le Marquis de Priola (1902) et le Duel (1905) ; Henri Bataille (1872-1922), triomphant avec Maman Colibri (1904) et la Phalène (1913).

Il en va de même pour un certain théâtre d’idées, dont François de Curel (1854-1928) s’est fait le champion : l’Envers d’une sainte (1892), la Nouvelle Idole (1899). Ses rivaux étaient Paul Hervieu (1857-1915), dont Jules Renard disait qu’il était « peigné impeccablement comme ses pièces », et Eugène Brieux (1858-1932), dont Blanchette (1892) et la Robe rouge (1900) illustrent le théâtre de bons sentiments.

Le pur esprit boulevardier, dénué de prétentions, sans complexe, triompha dans la comédie légère, riche en mots d’auteurs et en numéros d’acteurs. Robert de Flers (1872-1927) et Gaston Arman de Caillavet (1869-1915) en firent une véritable institution parisienne (le Roi, 1908 ; l’Habit vert, 1913). Alfred Capus (1857-1922) leur disputa un temps la royauté du mot d’esprit. Tout cela est mort. Il reste davantage de Tristan Bernard (1866-1947 ; L’anglais tel qu’on le parle, 1899 ; le Petit Café, 1911) et surtout de Georges Courteline (1858-1929 ; Boubouroche, 1893 ; la Paix chez soi, 1903). Octave Mirbeau (1848-1917), lui, conserva dans le Boulevard un petit secteur pour l’esprit du théâtre libre (Les affaires sont les affaires, 1903).