Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
B

Bosch (Jheronimus ou Hiëronymus, en fr. Jérôme) (suite)

« Faiseur de diables »

En 1503-1505, la confrérie de Notre-Dame paya une somme dérisoire aux « knechten » — c’est-à-dire aux apprentis — de Jérôme Bosch pour avoir peint des écussons. Nous ignorons tout de l’importance de son atelier ; par contre, nous savons que son art eut un certain retentissement au xvie s. D’aucuns estiment que ce succès fut considérable, bien que Bosch ne puisse pas être considéré comme le maître d’une école au sens strict du mot. Certes, il eut des imitateurs tels que Jan Mandijn, Frans Verbeeck et Pieter Huys, mais, en réalité, seul Pieter Bruegel* l’Ancien se révéla l’héritier de ses acquis artistiques et techniques. Certes, « el Bosco » était un nom célèbre en Espagne. Certes, le copiste qui, vers 1577, a transcrit l’Obitus fratrum de la confrérie de Notre-Dame ajouta derrière le nom de Bosch : « insignis pictor », mais tout porte à croire qu’il s’agit là d’une simple formule. Comment expliquer que, dans son journal de voyage, Albrecht Dürer, qui visita la cathédrale de Bois-le-Duc en 1520 — quatre ans après le décès de Bosch —, n’ait soufflé mot de ce peintre exceptionnel, alors qu’il mentionne nombre d’artistes secondaires ?

C’est surtout la bizarrerie de l’œuvre de Bosch qui, au xvie s., semble avoir retenu l’attention. Les brèves mentions que l’on trouve dans les chroniques en témoignent. Même Carel Van Mander, flamand d’origine, nourri dans la même culture et émigré à Haarlem, se sentait déjà en quelque sorte étranger à l’art du maître brabançon. Peintre lui-même, il loue ses grandes qualités artisanales, mais, en parlant d’un Portement de croix qu’il semble avoir vu à Amsterdam, il fait remarquer que, dans cette scène, Bosch est « plus sérieux que d’habitude ».

L’âme espagnole a-t-elle mieux saisi son message que le peuple dont il était issu ? On sait que Philippe II — esprit tourmenté lui aussi — avait une certaine prédilection pour Bosch et que c’est grâce à ce souverain qu’une partie essentielle de son œuvre a été préservée. Le passage que José de Sigüenza consacra à Bosch (Historia de la Orden de San Gerónimo, III, Descripción [...] del Escorial, Madrid, 1605) mérite toujours d’être pris en considération. Selon lui, Bosch n’est nullement un peintre de scènes grotesques et encore moins un hérétique, il est plutôt un sage qui, dans ses tableaux, a raillé le comportement coupable de l’homme. Peut-être la comparaison avec la poésie « macaronique » de Merlín Cocayo n’est-elle pas très heureuse, mais avouons que Sigüenza fit preuve de perspicacité lorsqu’il formula ainsi son appréciation : « La différence qu’il me paraît y avoir entre les tableaux de Bosch et ceux des autres est que ces derniers ont toujours voulu peindre l’homme tel qu’on le voit du dehors ; Bosch, lui, a le courage de le peindre tel qu’il est intérieurement. »

L’âge des lumières ne s’intéressait guère à des scènes aussi opposées à l’esprit rationaliste. Ce n’est que dans le courant de la seconde moitié du xixe s. que ce peintre hors de pair sera redécouvert.

Les premières exégèses s’accordent dans leurs grandes lignes avec l’interprétation de Sigüenza : Bosch est alors considéré comme un des derniers rayons du symbolisme médiéval, un homme pieux, moraliste invétéré, en bref un prédicateur qui enseigne par l’image et étale les instincts les plus vils pour en mieux inspirer la répulsion. Sa moralisation n’a rien de la douceur évangélique ; elle est jugée dure et impitoyable, comme l’était la justice de l’époque. Mais, au fur et à mesure que les érudits publieront le résultat de leurs investigations, la personnalité de Bosch deviendra de plus en plus complexe, voire inextricable.


Psychanalyse, alchimie, hérésie, sectes secrètes, astrologie, sorcellerie, linguistique

L’érudition s’est emparée de Bosch. Elle commence par souligner le caractère équivoque de certaines compositions, plus spécialement ses Tentations, ses Enfers et surtout son célèbre Jardin des délices, énigmatique entre tous. Bosch aurait été pris entre l’horreur et le désir, entre l’ascèse et la débauche. On présume qu’il aurait souffert d’une hantise anale et de fixations allant jusqu’au panphallisme de névrose. Ses nus, dit-on, n’ont rien d’une saine sensualité ; ils sont désincarnés et d’une perversion hautement intellectuelle. Ses Tentations de saint Antoine n’auraient pas été peintes pour glorifier la force incorruptible de l’âme sanctifiée par la méditation, mais lui auraient en réalité servi de prétexte pour se défouler de ses rêves sadiques. Bref, on a commencé à interpréter Bosch à la lumière des théories de Freud et de Jung.

Ensuite, on décela dans ses tableaux de nombreux emblèmes alchimiques (alambic, creuset, cucurbite, eau, œuf, arbre creux, soufflet, etc.), langage hermétique truffé de symbolisme sexuel.

Mais l’interprétation la plus sensationnelle fut sans doute celle de W. Fraenger. Selon l’érudit allemand, Bosch était membre des « Homines intelligentiae », ou « Frères et Sœurs du Libre Esprit », secte secrète qui prêchait l’accomplissement spirituel par un « ars amandi », un amour charnel épuré. L’iconographie des œuvres de Bosch aurait été dictée par Jacob Van Almaengien, un Juif allemand converti qui s’est laissé baptiser à la cathédrale de Bois-le-Duc en 1496. La mention la plus récente des « Homines intelligentiae » remonte cependant à l’année 1411 ; aussi, les thèses de Fraenger ont-elles été réfutées à plusieurs reprises. Mais elles ont également donné lieu à des interprétations encore plus fantaisistes, celles de C. A. Wertheim-Aymès.

D’autres contributions ont révélé des éléments apparemment empruntés à l’astrologie (les caractères ou les enfants des planètes), à la sorcellerie (messe noire, envoûtement, etc.) et aux tarots.

Signalons enfin les études très fouillées de D. Bax, qui explique Bosch du point de vue de la philologie : de nombreuses scènes énigmatiques ne seraient que des rébus fondés sur la langue populaire avec une certaine prédilection pour les locutions érotiques ou obscènes.