Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
B

Boccace (suite)

Fuyant la peste qui s’était abattue en 1348 sur Florence, dix jeunes gens (sept femmes et trois hommes) appartenant à la société la plus aisée de la ville se retirent à la campagne, où ils se récréent dix jours durant (sur les quatorze que durent leurs vacances : les vendredi et samedi étant consacrés aux oraisons et à l’hygiène) au récit de dix fois dix nouvelles, dont le thème est imposé successivement par le « roi » ou la « reine » de la journée. Telle est la structure des Dix Journées, où le cadre extérieur de la narration (la célèbre description de la peste, qui ouvre le livre, celle des divertissements — chants et danses — de la compagnie, la psychologie des différents narrateurs et narratrices) est en harmonieux équilibre avec la tonalité des nouvelles qui s’enchaînent les unes aux autres selon les principes les plus raffinés de la rhétorique du temps. L’amour est le motif central de ces récits : amour conjugal ou adultère, sensualité et fidélité, idylle ou tragédie (les amants de Boccace sont capables de mourir d’amour), jusqu’à la représentation emblématique de l’amour comme forme pure de la libéralité et de la magnanimité (Xe journée). Le goût de l’aventure et le triomphe de l’esprit (au double sens de raison et ironie, voire habileté à duper) sur l’obscurantisme et la niaiserie sont les autres thèmes de prédilection de Boccace et, à travers lui, de la nouvelle bourgeoisie intellectuelle et commerçante. Le monde chevaleresque et courtois est également évoqué dans le Décaméron : non point sur le mode de la nostalgie, mais dans sa dimension poétique de fable.

La rencontre de Pétrarque en 1350, l’amitié et la collaboration qui s’ensuivent sont décisives dans la carrière de Boccace, qui coïncide désormais avec l’essor de l’humanisme. Dès 1360, les principaux humanistes florentins se réunissent autour de Boccace, qui fut le premier écrivain italien à lire Homère et Platon dans le texte. En 1370, il transcrit les œuvres de Tacite découvertes à Montecassino. À l’exception du Corbaccio (1354-55 ou 1365-66), énigmatique et violente satire de la femme dégradée au rang de « femelle », et des églogues du Bucolicum carmen (1351-1366), toutes les œuvres, latines ou vulgaires, postérieures au Décaméron sont de caractère doctrinal ou érudit : De casibus virorum illustrium (1355-1375), De claris mulieribus (1360-1375), De genealogiis deorum gentilium (1350-1375), De montibus, silvis, fontibus, lacubus, fluminibus, stagnis seu paludibus et de nominibus maris liber (1355-1374) ; le Trattatello in laude di Dante (1357-1362), biographie et profil poético-culturel de l’auteur de la Divine Comédie, jette les bases de la critique humaniste moderne. Boccace passe les dernières années de sa vie à transcrire les œuvres de Dante, ainsi qu’à revoir et corriger le texte du Décaméron. On peut enfin trouver un précieux témoignage sur l’évolution littéraire et morale de Boccace dans ses 24 épîtres (adressées, entre autres, à Pétrarque) et dans les 126 pièces de ses Rime, qui jalonnent, les unes et les autres, les principales étapes de sa carrière.

J.-M. G.

➙ Bembo (P.) / Conte / Dante / Humanisme / Italie.

 G. Gröber, Über die Quellen von Boccacios « Decameron » (Strasbourg, 1913). / H. Hauvette, Boccace, étude biographique et littéraire (A. Colin, 1914). / B. Croce, Poesia popolare e poesia d’arte (Bari, 1930 ; 3e éd., 1952). / G. Petronio, Il Decamerone, saggio critico (Bari, 1935). / G. Billanovich, Restauri boccacceschi (Rome, 1945). / F. Mac Manus, Boccacio (Londres, 1947). / J. Luchaire, Boccace (Flammarion, 1951). / V. Branca, Boccacio medievale (Florence, 1956). / G. Getto, Vita di forme e forme di vita nel « Decameron » (Turin, 1958). / A. D. Scaglione, Nature and Love in the Late Middle Age : an Essay on the Cultural Context of the « Decameron » (Berkeley, 1963). / A. Moravia, L’Uomo come fine e altri saggi (Milan, 1964). / L. Russo, Letture critiche del Decameron (Bari, 1967). / T. Todorov, Grammaire du Décaméron (Mouton, 1970).

Boccherini (Luigi)

Violoncelliste et compositeur italien (Lucques 1743 - Madrid 1805).


« Voici près de quarante ans que j’écris de la musique et je ne serais pas Boccherini si j’avais écrit comme vous me le conseillez [...]. On ne peut suivre votre conseil, c’est-à-dire la facilité et la brièveté ; car il faudrait dire adieu aux modulations et au travail des thèmes donnés [...]. En peu de mots, on peut dire peu de choses et encore moins méditer [...]. Souvenez-vous bien qu’il n’y a rien de pire que de vouloir lier les mains à un pauvre auteur, c’est-à-dire de mettre des limites à son inspiration [...]. » Ce plaidoyer de Boccherini, défendant son œuvre dans une lettre à son éditeur Pleyel (18 mars 1799), témoigne du malentendu né, dès le début du xixe s., sur l’originalité du compositeur italien. Seuls quelques amateurs de musique de chambre surent apprécier les œuvres de Boccherini à l’époque romantique. Pour le grand public, la diffusion du célèbre Menuet et la publication d’un concerto en si b pour violoncelle, « arrangé » par Friedrich Grützmacher, eurent pour conséquence de classer Boccherini dans le groupe des petits maîtres galants du xviiie s. Des cinéastes comme Orson Welles (The Magnificent Ambersons) ou Alexander Mackendrick (The Lady Killers) utilisèrent le Menuet de Boccherini comme symbole d’un monde suranné. Dans la discussion qui opposa Boccherini et Pleyel, ce dernier pressentait sans doute que, dès 1800, le goût des jeunes générations allait se détourner des œuvres d’un compositeur plus soucieux d’assurer la pérennité de son renom que de prêter attention aux bouleversements du monde musical qui l’entourait. Là est peut-être la raison de l’éclipsé subie par Boccherini. Pourtant, pendant les trente dernières années du xviiie s., le compositeur avait joui d’une grande réputation en Europe. Devenu dès son jeune âge un virtuose sur le violoncelle, Boccherini étudia les rudiments de la composition dans les traités de Johann J. Fux, sollicita les conseils de Giovanni B. Sammartini à Milan, puis parcourut l’Europe centrale, où il découvrit les œuvres de l’école de Mannheim et, à Vienne, la musique de Gluck et les premières manifestations littéraires du Sturm und Drang. De son origine italienne, Boccherini conserva le goût du « beau chant » et de la virtuosité. Puis il acquit une habileté à développer les idées musicales et un sens de la construction qui tempérèrent une tendance au « décousu » engendré par le flot des idées mélodiques. De plus, dès les compositions de 1760-61, les effets de la première vague romantique marquèrent le style de Boccherini, qui sut traduire aussi bien le lyrisme le plus serein que l’expression la plus pathétique. L’installation définitive du compositeur en Espagne, en 1769, devait donner à son art une « saveur » toute particulière, qui le différencia définitivement de la seule tradition italienne. Boccherini découvrit les ressources de la musique populaire des diverses provinces espagnoles : modes du cante jondo, flamenco, gammes andalouses, rythmes de séguedille et de fandango, caractéristiques du jeu de la guitare (razguado, etc.). La personnalité de Boccherini naquit de la synthèse adroite d’éléments aussi divers. Certains esthéticiens de l’époque taxèrent Boccherini de compositeur « compliqué et bizarre » (Junker, 1776) ou « trop sombre » (Boyé, 1779), mais l’opinion de Charles Burney résume bien l’impression profonde que firent ses œuvres : « Son style est à la fois hardi, magistral et élégant. Il n’y a peut-être pas de musique instrumentale plus ingénieuse et agréable que ses quintettes, dans lesquels l’invention, le charme, la modulation et le bon goût conspirent à en faire un régal pour les plus difficiles [...]. » (1780.)