Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
B

Boccace

En ital. Giovanni Boccaccio, écrivain italien (Florence ou Certaldo 1313 - Certaldo 1375).


Avec Dante et Pétrarque, ses aînés l’un d’une cinquantaine, l’autre d’une dizaine d’années, Boccace est le fondateur à la fois de la plus illustre tradition littéraire italienne et de la culture humaniste, dont s’inspira toute la Renaissance européenne. Et bien avant que la critique du xvie s. en fasse un dogme, si l’œuvre des trois grands Toscans put s’imposer comme une trilogie, c’est à la médiation historique de Boccace qu’elle le doit : Boccace, d’une part disciple de Dante et premier « lecteur » public officiel de sa Divine Comédie, d’autre part condisciple ès humanae litterae et ami de Pétrarque, lequel ne se départit jamais à l’égard d’Alighieri d’une certaine réserve. Et si Pétrarque se tint volontairement isolé dans un univers rhétorique et conceptuel, si l’introspection qui caractérise son œuvre élude toute définition historique précise, en revanche non seulement Dante et Boccace eurent une claire conscience de l’essor de la bourgeoisie qui accompagna l’avènement des communes, mais leur œuvre est fondée pour l’essentiel sur la représentation critique d’une telle conscience : c’est ce qu’en d’autres termes on a parfois appelé leur réalisme. Or, tandis que Dante, au nom des idéaux de l’aristocratie, dont il est issu, jette l’opprobre sur la société communale, qu’il rend responsable de la décadence de l’Italie, Boccace se fait l’interprète des aspirations de la nouvelle bourgeoisie intellectuelle et commerçante, à laquelle il appartient : aspirations non pas à la suprématie politique (sur l’aristocratie, en grande partie assimilée, ou sur le peuple), mais au libre épanouissement de l’individu, par le libre jeu de l’intelligence et des sens. Ainsi, l’amour peut-il apparaître, dans l’œuvre de Boccace, à la fois comme le symbole et le moteur de toute émancipation sociale.

Boccace lui-même s’est plu à parsemer ses œuvres de jeunesse de fausses clés autobiographiques, que les historiens n’ont pas fini de décrypter. Cependant, les deux mythes les plus célèbres de ce « roman » ont été désormais définitivement liquidés : la maîtresse que Boccace célèbre sous le nom de Fiammetta n’est pas la fille naturelle du roi de Naples Robert d’Anjou ; et Boccace n’est pas né à Paris, mais à Florence (ou Certaldo), fils illégitime de Boccaccio (ou Boccaccino) di Chellino, qui exerçait l’art mercantile auprès de la puissante compagnie florentine des Bardi, pour le compte de laquelle, vers 1328, il envoya le jeune Giovanni s’initier aux affaires à Naples. Introduit à la cour de Robert d’Anjou, avec qui les Bardi entretenaient des relations financières, Boccace mène jusqu’en 1340 une vie brillante et dissipée au sein de la société aristocratique de la ville. Il abandonne au bout de quelques années l’étude du droit canon pour se consacrer aux « méditations poétiques », auxquelles « la nature l’avait destiné dès le ventre de sa mère ». Datent de ce séjour napolitain : La Caccia di Diana (1334-35), petit poème en « terzine », en dix-huit chants, décrivant une chasse au cours de laquelle les plus belles dames de Naples, d’abord dévotes de la chaste Diane, finissent par se vouer à Vénus, qui change le gibier abattu en autant d’amants ; Il Filocolo (les Travaux d’amour, 1336), roman, en sept livres, inspiré du poème français du xiie s. Flore et Blanchefleur, contaminé par plusieurs autres récits alexandrins : c’est une œuvre extrêmement composite, encombrée de digressions érudites et d’allusions autobiographiques, mais la peinture de l’amour des deux jeunes héros a des accents étonnamment modernes, et cette expérience romanesque est capitale dans la genèse de la prose du Décaméron ; Il Filostrato (le Prostré d’amour, 1338 environ), poème, en neuf « parties », tiré du Roman de Troie de Benoît de Sainte-Maure (xiie s.) et narrant les amours malheureuses de Troilo, trompé par Criseide, séduisante figure de séductrice ; Teseida delle nozze di Emilia (1339-40), petit poème en octaves, en douze livres, le premier poème épique de la littérature italienne de langue vulgaire, composé par contamination de la Thébaïde de Stace et du Roman de la rose ; le monde des guerres et des tournois chevaleresques y est évoqué avec une fidèle somptuosité, subordonnée cependant, encore une fois, à la narration amoureuse (Arcita et Palemone, amis devenus amants rivaux d’Emilia).

En 1340, la faillite des Bardi oblige Boccace à revenir à Florence, où il connaît de sérieuses difficultés matérielles. Son activité littéraire ne s’en intensifie pas moins, coupée de temps à autre de missions diplomatiques en qualité d’ambassadeur de Florence. Ses nouvelles œuvres témoignent de son évolution vers le « réalisme » : géographique (références à Fiesole et Florence), « bourgeois » (au sens historique précis du terme ; ainsi dans le personnage de Fiammetta) et stylistique (prédominance de la prose et, en poésie, de la « terzina » dantesque). On a pu parler de la Comedia delle ninfe fiorentine (Ameto) [1341-42], composition allégorique mi en prose mi en vers, comme d’un « petit Décaméron ». Au-delà de l’étalage d’érudition mythologique, historique (tribut de Boccace à la mode littéraire), sa structure annonce en effet le Décaméron par l’alternance de véritables nouvelles et d’intermèdes décoratifs, et les sept nymphes qui y racontent leurs amours au jeune berger Ameto ont une liberté de ton digne des futures amantes du chef-d’œuvre. L’Amorosa Visione (1342-43), poème allégorique, développe une problématique de la vertu et de la sensualité, empruntant à Dante son langage et son symbolisme jusqu’à friser la parodie. L’Elegia di madonna Fiammetta (1343-44), au contraire, en dépit de références constantes à la littérature érotique latine (Virgile, Ovide, Sénèque, Lucain, Stace), est un véritable « roman psychologique », le premier de la littérature italienne : la jeune Napolitaine Fiammetta, abandonnée par le Florentin Panfilo, narre, à la première personne, le bonheur et la tragédie de sa passion, et les perpétuelles oscillations de son âme, aussi soupçonneuse que prompte à espérer ; à la subtilité de l’analyse psychologique s’allie une évocation précise du milieu « bourgeois » et de la vie de société napolitaine. Si, dans la production « mineure » de Boccace, l’Elegia est la meilleure œuvre en prose, le Ninfale fiesolano (1344-1346) est la plus réussie des œuvres en vers : poème étiologique sur l’origine de l’Africo et de la Mensola — petites rivières des environs de Florence —, où l’érudition cède le pas à l’affabulation mythologique, pour acquérir une grâce champêtre pleine de poésie. Toutes ces expériences littéraires conduisent désormais Boccace au seuil de son chef-d’œuvre : le Décaméron (1348-1353).