Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
B

blues (suite)

Les spécialistes du blues vocal


Les chanteurs

Il y a une extrême diversité dans les styles des vocalistes du blues, qui vont de l’art fruste, naïf et austère des conteurs campagnards de la fin du xixe s. à la musique paroxystique, exaltée et parfois adultérée des vedettes de l’âge du rock and roll, du pop et de l’underground. Rarement un matériel harmonique et mélodique aussi simple a suscité une telle variété d’expression.

Les premiers chanteurs, différents selon leurs origines (blues du Mississippi, du Texas, du Tennessee, de la Caroline du Nord...), différents aussi selon leurs tempéraments et leurs métiers, donnaient autant d’importance à leurs textes qu’à la musique. Les mélodies sont sévères, les rythmes primitifs. Le disque nous permet de connaître Blind Lemon Jefferson (1897-1930), Sleepy John Estes (1904?), Son House. À partir des années 30, au contact du jazz, du gospel et d’éléments empruntés aux improvisateurs des villes, les chanteurs développent un art plus élaboré. Un grand nombre de vocations s’affirment. Parmi les guitaristes-chanteurs citons Big Bill Broonzy, Lightnin’ Hopkins, John Lee Hooker, Brownie McGhee, Snooks Eaglin, Bukka White, Earl Hooker, Tampa Red, Josh White, Big Joe Williams, Lonnie Johnson, Leadbelly, Sunnyland Slim, Kokomo Arnold, Leroy Carr. Les pianistes-chanteurs, parfois interprètes de boogie-woogie, sont un peu moins nombreux : Curtis Jones, Memphis Slim, Big Maceo, Champion Jack Dupree, Cecil Gant, Otis Spann, Roosevelt Sykes, Blind John Davis, Piano Red, Eddie Boyd, Little Brother Montgomery. D’autres chanteurs utilisent aussi l’harmonica : les deux Sonny Boy Williamson, Jazz Gillum, Little Walter, Howlin’ Wolf, Shakey Jake, Sonny Terry, la contrebasse, comme Willie Dixon, voire l’accordéon, comme Clifton Chenier. Plus tard, aidés par l’usage de la guitare électrique, renforçant le soutien rythmique par l’adjonction de contrebasses et de batteries, les chanteurs de blues, surtout ceux qui sont fixés à Chicago, pratiqueront une musique très dansante, où l’importance des textes s’estompe derrière celle de l’instrumentation. Ces artistes, souvent classés dans la rubrique « rhythm and blues », auront leurs vedettes : Chuck Willis, Albert King, Bo Diddley, T-Bone Walker, Buddy Guy, Jimmy Reed, Muddy Waters et B. B. King. Par ailleurs, se rattachant à l’école de Kansas City, s’inscrivant dans le courant de l’époque « swing », un certain nombre de chanteurs de blues, à la fin des années 30, se font accompagner par des grands orchestres. Ce sont les « blues shouters ». Parmi eux citons Joe Turner, Louis Jordan, Eddie « Cleanhead » Vinson, Jimmy Witherspoon, Tiny Bradshaw, Wynonie Harris, Sonny Parker, Jimmy Rushing et Joe Williams.

De ces différentes tendances (blues rural, blues urbain, boogie-woogie, jazz de l’époque swing), auxquelles s’ajoute l’apport du folklore « cow-boy », c’est-à-dire des thèmes du « country and western », naîtra la tendance noire du « rock and roll » avec Chuck Berry, Little Richard, Fats Domino, Ray Charles, Junior Wells, Jimi Hendrix et James Brown. Le blues reste vivace par l’utilisation thématique et par le caractère à la fois affligé et allègre des œuvres. La pulsion rythmique, elle, doit plus au jazz et aux apports latins — ceux de Cuba notamment — qu’au vieux fond de la paysannerie du Mississippi. Cette nouvelle métamorphose du blues est à l’origine d’une mode irréversible. À partir de 1955, le peuple noir n’est plus seul dans cette quête de l’expressionnisme de la blue note.

La chanson blanche subit une empreinte profonde avec la mode du rock and roll, représentée par Eddie Cochran, Bill Haley, Buddy Holly, Jerry Lee Lewis et Elvis Presley. L’art nègre s’intègre dans les habitudes du monde occidental. Cet appétit de blues s’accentue encore lorsque surgirent, en Grande-Bretagne, des groupes tels les Rolling Stones et les Animals, et des solistes tels Brian Auger, Eric Clapton et John Mayall, fidèles disciples des pionniers du début du siècle. Le blues, désormais, devient un élément privilégié de la chanson populaire du siècle. Sa place ne fit que s’accroître dans les divers courants (pop et underground) des années 60 et 70.


Les chanteuses

Du blues rural aux formes contemporaines, il y a toujours eu des chanteurs de blues. En revanche, l’activité des chanteuses de blues se concentre de 1920 à la fin des années 30. À cette époque, le blues féminin, exprimé surtout dans le cadre de « vaudevilles » et de comédies musicales, est plus influencé par les artifices du jazz instrumental que les œuvres des chanteurs ruraux. Néanmoins, en dépit d’un contexte orchestral qui se rattache beaucoup à la chanson populaire, les grandes interprètes de blues ont réussi à préserver la pureté de leur art, et même, dans le cas de Bessie Smith, à l’élever aux plus hauts sommets. Avant elle, Mamie Smith, en 1920, enregistra Crazy Blues, l’un des premiers « best-sellers » du phonographe. Ma Rainey, tragédienne à l’art brutal et abrupt, ne fut jamais égalée dans le dépouillement tragique d’une forme qui fut aussi illustrée par Clara et Trixie Smith, Ida Cox, Memphis Minnie (également remarquable guitariste), Mama Yancey, Rosetta Crawford, Victoria Spivey, Bessie Jackson, Bertha « Chippie » Hill, Big Mama Thornton, Lil Green. Mais la plus émouvante des chanteuses de blues, celle qui « ouvrait son cœur avec un couteau » selon le texte de Carl Van Vechten, reste Bessie Smith.


Le blues et le jazz instrumental

Pour importante qu’elle soit, l’œuvre des chanteurs, guitaristes, pianistes, harmonicistes et autres spécialistes de blues ne représente qu’un aspect de l’utilisation d’un matériel harmonique et mélodique. En fait, près de la moitié du répertoire des musiciens de jazz de toutes les époques est constituée par des blues de forme traditionnelle ou par des compositions qui en dérivent plus ou moins directement. Les improvisateurs, comme les arrangeurs, affectionnent cette base, dont la simplicité autorise toute liberté de variations. De plus, le blues tolère un grand nombre d’adaptations qui résultent de l’évolution. Ainsi, à partir de 1940, les boppers introduisent l’accord de quinte diminuée (flatted fifth), qui est devenu une manière de blue note. Ensuite, le blues fut enrichi de chromatismes de passage et d’accords polytonaux sans que son essence soit fondamentalement entamée.