Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
B

bilinguisme (suite)

On a beaucoup discuté pour savoir si le bilinguisme stricto sensu était cause de progrès plus rapides ou de retards pour l’enfant. Les variables dont on doit tenir compte sont tellement nombreuses qu’on est arrivé à des résultats complètement opposés : il est pourtant permis de penser que, peut-être jusqu’à treize-quatorze ans, le bilinguisme est un facteur de retard général et, par la suite, un facteur de progrès, mais on n’a encore aucune certitude dans ce domaine.


Les problèmes du bilinguisme

L’étude scientifique de cette question implique qu’on parle de bilinguisme non seulement quand il s’agit de deux langues nationales, mais aussi quand il s’agit d’une langue nationale et de parlers locaux différant peu ou prou de celle-ci. Le bilinguisme est ainsi un fait beaucoup plus général qu’on ne l’a pensé pendant longtemps. Dans les régions morcelées du point de vue linguistique, comme le Caucase ou la Nouvelle-Guinée, le bilinguisme se caractérise d’abord par l’existence, en plus ou moins grand nombre, d’individus bilingues. En général, un des parlers de la région (ou un parler étranger) connu plus ou moins bien de toutes les populations sert de langue commune (koinê) ou de langue véhiculaire. Mais, même dans les régions d’apparente unité linguistique comme la France, les formes dialectales du français, les parlers d’oc, les langues périphériques (alsacien, flamand, breton, basque, catalan, corse) font qu’en dehors de certaines grandes agglomérations tous les français sont bilingues.

Décrire les situations bilingues demande de faire appel à un nombre considérable de facteurs. On fera intervenir en particulier la notion d’écart : le bilingue franco-vietnamien doit utiliser deux structures entièrement différentes, alors que le bilingue franco-corse rencontre peu d’écarts dans le domaine des principaux schémas syntaxiques. Les conditions d’apprentissage des deux langues comptent aussi. On peut en effet les apprendre comme des langues maternelles (bilinguisme proprement dit), mais parfois l’une d’elles est seconde : elle a été apprise au moment où l’enfant avait déjà acquis la compétence pour l’autre langue, mais elle peut ensuite devenir dominante (cas du parler acquis auprès des parents ou des grands-parents avant l’école et de la langue nationale apprise à l’école). Chez le bilingue, les rapports entre les deux langues ne sont jamais définitifs : pendant un certain temps, la langue apprise en premier est vraiment langue première ; cependant, l’école, la promotion sociale, les facteurs de prestige, la profession, le changement de résidence peuvent toujours rendre dominante la langue seconde ; dans le cas de migration individuelle, la langue maternelle qu’on ne pratique plus peut aller jusqu’à disparaître de la mémoire.


Psychologie et bilinguisme

Sur le plan psychologique, on distingue une catégorie de bilingues qui semble organiser les deux langues en un système unique et une autre qui, tout en coordonnant les deux systèmes, maintiendrait la distinction entre eux. Ces contacts entre les langues sont à l’origine de toutes sortes d’interférences : la langue dominante (langue source) fait passer, pour un contexte donné, certains de ses traits dans la langue cible ; ou bien le sujet bilingue n’utilise pas certaines ressources de celle-ci, parce que la langue source ne les a pas ; ainsi, un bilingue franco-anglais aura tendance à placer en anglais l’adjectif après le nom ; en sens inverse, dans les textes scientifiques traduits de l’anglais en français, on rencontre beaucoup d’adjectifs préposés selon l’ordre prévalant en anglais. D’une manière générale, les interférences grammaticales ne se généralisent dans la langue cible qu’à partir du moment où le nombre de bilingues est relativement élevé. Au contraire, les emprunts de mots, conséquence d’interférences lexicales, peuvent avoir pour origine un seul individu bilingue. L’emprunt se produit quand le sujet bilingue, après avoir identifié une série de mots de la langue source avec une série de mots de la langue cible, rencontre une unité U de la première qui ne lui semble avoir aucun équivalent dans la seconde (soit que le sens ne lui semble jamais tout à fait le même, soit en raison d’un certain halo affectif). Le mot, une fois emprunté, subit divers processus d’intégration : intégration au système des sons et des accents de la langue cible (sauf quand certains emprunts massifs, comme les mots anglais en -ing, introduisent une voyelle ou une consonne étrangère) ; intégration morphologique, qui tend à donner à U des formes lui permettant de varier en genre et en nombre (voire en cas pour les langues à déclinaison) comme les mots de la langue cible ; intégration sémantique, par laquelle U se définit par opposition avec les mots de forme ou de sens voisins.

• Intégration phonétique : l’italien spaghetti accentué sur espaghetti accentué sur i.

• Intégration morphologique : le latin sing. maximum, plur. maxima → sing. maximum, plur. maximums. L’arabe sing. targui, plur. touareg → sing. touareg, plur. touaregs.


Problèmes socio-politiques
Langue, classe, nation

À la notion de dominance examinée plus haut, il faut substituer ici la notion de prééminence, qui fait qu’un individu ou une communauté jugent plus honorable ou plus utile d’employer telle ou telle langue : l’usage des parlers locaux est souvent considéré comme peu convenable, et, en France, des générations d’instituteurs ont été invités à favoriser la langue officielle et à pourchasser les dialectes. En cas de conquête, la langue du conquérant peut devenir celle d’une aristocratie (Normands en Angleterre après la bataille d’Hastings) et jouir d’un prestige qui la rend prééminente.

Dans une communauté bilingue, l’utilisation de chacune des langues, quand elle n’est pas imposée par la situation (communication avec des individus ne parlant que l’une d’elles), est liée à ses capacités (possibilité d’exprimer ou non certaines notions, de traiter ou non certains sujets), mais aussi à sa prééminence ou à sa non-prééminence. D’une manière générale, et tant qu’une réaction n’a pas lieu, la langue non officielle ou la langue d’une minorité nationale se trouve méprisée. L’exemple le plus célèbre a été constaté au Canada : on a fait entendre à des sujets anglophones et francophones des textes anglais et des textes français enregistrés par les mêmes personnes (ce qu’on omettait de signaler) ; on a demandé aux auditeurs d’essayer de caractériser l’individu qui parlait ; dans l’ensemble, les sujets anglophones et francophones ont été également défavorables aux voix françaises et favorables aux voix anglaises. Certaines couches sont parfois conduites, par souci de distinction, à employer, dans les relations mondaines par exemple, une langue étrangère de leur choix (le français en Russie au xixe s.). Inversement, l’utilisation des langues étrangères ou les emprunts à celles-ci, surtout quand elles appartiennent à des peuples voisins peu aimés, provoquent des mouvements de xénophobie linguistique : en tchèque, on constate le refus de mots d’origine allemande acceptés par d’autres langues slaves ; les Hongrois, les Finnois, les Islandais ont développé leur vocabulaire non par l’emprunt, mais en établissant tout un système de correspondances entre les unités de leurs langues et les notions désignées par d’autres langues.