Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
B

Berlioz (Louis Hector) (suite)

Par la profusion des moyens mis en œuvre — extraordinaire richesse de l’orchestration, alliances de timbres des plus inattendues, agrégats particulièrement imprévisibles —, Berlioz crée une ambiance sonore favorable à l’expression des états d’âme inhabituels et des sentiments exacerbés, plus proche du grandiose, sans doute, que de la vraie grandeur, mais sachant se garder toujours de la grandiloquence. La matière, parfois, peut sembler plus riche que l’idée qu’elle habille, mais Berlioz n’a-t-il pas lui-même tranché cette apparente antinomie en déclarant un jour que « tout est bon ou tout est mauvais, suivant l’usage qu’on en fait » ?

C’est probablement ce qui lui permet de faire alterner dans ses œuvres l’humour, la satire, le burlesque et même le grotesque avec l’expression des sentiments les plus délicatement tendres ou les plus ardemment passionnés. Il arrive même que dans certaines œuvres (la Damnation de Faust, la Symphonie fantastique, Roméo et Juliette par exemple) la joie démoniaque côtoie la félicité la plus pure et que le sentiment hiératique de l’extase voisine avec la voluptueuse langueur des amours humaines.

Créateur, en quelque sorte, de l’orchestre moderne, Berlioz a utilisé ses ressources nouvelles en véritable magicien ; la féerie sonore que son génie engendra fut le cadre propice à l’épanouissement de son idéal romantique, et c’est avec lucidité qu’il en conçut la réalisation : le Grand Traité d’instrumentation et d’orchestration modernes en témoigne. Celui-ci a eu un retentissement considérable sur l’évolution ultérieure de la musique : Saint-Saëns, Rimski-Korsakov, Balakirev n’ont nullement caché ce qu’ils lui devaient ; à travers ces pages novatrices, on entrevoit l’importance que Berlioz attachait au pouvoir évocateur de chaque instrument : « Ce beau soprano instrumental [il s’agit de la clarinette] a la délicatesse, les nuances fugitives, les affectuosités mystérieuses ; rien de virginal, rien de pur comme lui. » Il vante la flûte : « S’il s’agit de donner à un chant triste un accent désolé mais humble et résigné en même temps, les sons faibles du médium de la flûte produiront certainement la nuance nécessaire. » Pour lui, le cor anglais donne l’impression d’une « voix rêveuse dont la sonorité a quelque chose d’effacé, de lointain, qui la rend supérieure à toute autre quand il s’agit d’émouvoir en faisant renaître les images et les sentiments du passé ».

Par ces réflexions judicieuses, Berlioz jette les bases d’une nouvelle esthétique fondée sur le pouvoir expressif des timbres et les suggestions affectives qui peuvent naître de leurs combinaisons illimitées ; ainsi prolonge-t-il par d’autres voies la lignée de ces musiciens français du xviiie s. qui, tel Rameau, s’efforçaient d’établir une théorie de l’expression musicale ayant pour fondement la science des accords. Ce n’est, toutefois, qu’un aspect de son apport dans l’évolution de la langue musicale, car, en libérant aussi la musique de la tyrannie de la mesure par le jeu des syncopes et d’une rythmique audacieuse, en assouplissant les rigueurs de l’harmonie traditionnelle grâce à de savoureuses modulations, en créant une diversité de timbres nouveaux et changeants où se reflètent les multiples nuances et la mobilité inquiète de l’âme romantique, Berlioz a certes créé un langage neuf et hardi, mais il a également préparé l’avènement des écoles futures.

Au sein même des élans romantiques dont son œuvre déborde, l’observateur attentif reconnaîtrait aisément, à travers le goût de la couleur, de la nuance et des sentiments rares dont elle témoigne, les signes avant-coureurs d’une esthétique plus raffinée, plus détachée de l’éternel et plus proche de l’éphémère, qu’il appartiendra aux compositeurs de l’école impressionniste de faire valoir. Incarnation grandiose et peut-être unique de l’idéal romantique français sous son aspect musical, l’œuvre de Berlioz est aussi, par les symptômes annonciateurs qu’elle porte en elle et qui la dépassent, le témoignage éclatant de la vitalité de l’école française et d’un art en perpétuel devenir.

Les œuvres de Berlioz

Ouvertures : Waverley (1827), les Francs-Juges (1828), le Roi Lear (1831), Rob Roy (1832), le Carnaval romain (1844), le Corsaire (1831-1844).

Symphonies : Symphonie fantastique, épisode de la vie d’un artiste (1830), Lélio ou le Retour à la vie (1832), Harold en Italie (1834), Roméo et Juliette (1839), Symphonie funèbre et triomphale (1840).

Cantates : Scène héroïque sur la Révolution grecque (1828), la Mort d’Orphée (1828), Herminie et Tancrède (1828), Cléopâtre (1829), Huit Scènes de Faust (1829), la Dernière Nuit de Sardanapale (1830), le Cinq-Mai (1835), l’Impériale (1855).

Oratorios : la Damnation de Faust (1846), l’Enfance du Christ (1854).

Musique religieuse : Resurrexit (1831), Grand-Messe des morts (1837), Te Deum (1855), et quelques pièces pour orgue ou harmonium.

Œuvres théâtrales : Benvenuto Cellini (1838), les Troyens (1855-1858) : Ire partie, la Prise de Troie (1re représentation à Paris en 1899) ; IIe partie, les Troyens à Carthage (1re représentation à Paris en 1863), Béatrice et Bénédict (1862). Récitatifs pour le Freischütz de Weber (1841).

Mélodies : une quarantaine de mélodies et romances (1823-1850), parmi lesquelles le recueil les Nuits d’été (« la Captive » et « l’Absence »), quelques chœurs, quelques petites œuvres instrumentales ainsi que des arrangements et des transcriptions, dont la plus célèbre est celle de la Marseillaise pour deux chœurs et orchestre.

Œuvres théoriques : Grand Traité d’instrumentation et d’orchestration modernes (1844) [édition revue et augmentée d’appendices sur l’Art du chef d’orchestre et les Nouveaux Instruments (1856) ; éditions remaniées par F. Weingartner (1904) et R. Strauss (1905) ; complétées par Ch. M. Widor sous le titre la Technique de l’orchestre moderne (1904)].

Œuvres littéraires : les Soirées de l’orchestre (1852), les Grotesques de la musique (1859), À travers chants (1862), Mémoires (1848-1869). Nouvelle édition des œuvres littéraires, de la correspondance et des feuilletons, à dater de 1969.

Correspondance : les Années romantiques (1819-1842), le Musicien errant (1842-1852), Au milieu du chemin (1852-1855).

G. F.