Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Berlioz (Louis Hector) (suite)

La vie errante le reprend, et son élection à l’Institut (21 juin 1856) ne lui apporte qu’une joie passagère. Il rencontre Wagner à Londres, mais les voies qu’ils suivent l’un et l’autre sont trop divergentes pour qu’une amitié durable puisse s’établir entre eux. Vieux et découragé, Berlioz écrit encore pour le casino de Baden-Baden Béatrice et Bénédict : c’est tout au plus un succès d’estime (1862). Le théâtre lyrique monte la deuxième partie des Troyens, les Troyens à Carthage, en 1863. L’œuvre ne parvient pas à s’imposer.

Malade, épuisé, Berlioz, qui a perdu sa seconde femme en 1862 et son fils en 1867, se réfugie dans la solitude. Il s’efforce d’oublier et tente de renouer passagèrement une idylle de jeunesse, mais il lui faut se résoudre à subir un isolement que seule l’amitié de Liszt va contribuer à rendre moins amer.

Il se rend pour la dernière fois en Autriche (1866), en Allemagne (1867) et en Russie (1868) ; il va jusqu’à Nice pour y revoir la mer, et il accepte encore de présider, le 15 août 1868, un concours d’orphéons à Grenoble. De retour à Paris, il ne quittera plus la chambre jusqu’à l’heure de la mort, le 8 mars 1869.


Le message de Berlioz

Parlant de son œuvre, l’un de ses biographes, Adolphe Boschot (1871-1955), déclare qu’elle fut son « journal intime » ; l’art pour lui n’était que le redoublement de sa vie, et ses œuvres sont le reflet des aspirations, des joies ou des peines qui l’ont habité lui-même. Ce mot intime n’implique pas toutefois le sens d’intimité, car tout ce qui touche à la musique de chambre ou au ton de la confidence reste étranger à son style et à son langage. Berlioz recherche une expression lyrique intense : son art s’oriente exclusivement vers la déclamation théâtrale et la somptuosité de l’orchestre. L’influence de Lesueur, en particulier, l’a conduit vers une extériorisation spectaculaire de ses sentiments individuels, et, si ses œuvres dramatiques n’ont pu, de son vivant, s’imposer à la scène, ses œuvres symphoniques restent bien dans l’esprit du théâtre.

Berlioz apparaît comme le véritable créateur de la musique à programme, car son inspiration s’est toujours soumise à une donnée littéraire ou poétique dont il jugeait indispensable de faire connaître l’essentiel au public avant toute audition : « Le programme suivant, dit-il dans le résumé qu’il fait distribuer pour la Symphonie fantastique, doit être considéré comme le texte parlé d’un opéra servant à amener des morceaux de musique dont il motive le caractère et l’expression. » Les œuvres religieuses n’échappent pas à ce sens impérieux de l’effet grandiose et du style théâtral ; quant aux œuvres symphoniques, jugeant insuffisants les timbres de l’orchestre, il leur adjoindra fréquemment des chœurs afin d’en rehausser l’éclat.

Or, c’est délibérément qu’il a choisi cette voie, car il s’est fait toute sa vie le champion de la liberté totale en matière de création artistique. Il n’a pas manqué d’affirmer avec force ce point de vue dans l’avant-propos de la Damnation de Faust : « Pourquoi l’auteur, dit-on, a-t-il fait aller son personnage en Hongrie ? Parce qu’il avait envie de faire entendre un morceau de musique instrumentale dont le thème est hongrois. Il l’avoue sincèrement. Il l’eût mené partout ailleurs, s’il eût trouvé la moindre raison musicale de le faire. »

Cette liberté qu’il revendique, le compositeur en a largement usé. Il ne lui suffit plus de peindre musicalement ses états d’âme ou d’inspirer une sorte de sympathie purement intérieure pour ses héros, il veut encore les recréer à la lumière de la vie intense et de l’action qui les sollicite. Dès lors, les structures traditionnelles cèdent sous la poussée des sentiments exacerbés ; la démesure nouvelle de semblables états psychiques côtoie l’étrange, l’hallucinant et le fantastique ; même dans leurs élans divins, les créatures de Berlioz conservent toujours un aspect tourmenté qui les rattache aux exaltations terrestres et parfois proches du démoniaque.

Cependant, la lutte est trop inégale entre l’instinct naturel de l’homme et l’idéal suprême auquel il aspire ; toute la grandeur du romantisme berliozien réside dans cette opposition supra-humaine de l’homme idéal à l’homme d’ici-bas. L’expression d’un tel conflit requérait l’usage d’un style, d’un langage et de moyens nouveaux, appropriés. Ce langage, Berlioz l’a forgé lui-même en grande partie. Sans doute dans l’élaboration des livrets d’opéras ou des programmes littéraires de ses symphonies subit-il encore inconsciemment l’influence de l’opéra-comique ou du singspiel ; l’élément fantastique des œuvres de Weber l’a certainement impressionné. Mais l’exubérance de son génie grandiose a largement outrepassé les frontières que l’imitation de ces genres lui auraient imposées.

Rompant avec la tyrannie des formes traditionnelles et de la syntaxe couramment admise, Berlioz envisage la musique d’une manière globale, syncrétique, lui rendant ainsi ses droits souverains. Les esquisses de chacune de ses œuvres portent fréquemment des indications relatives à l’instrumentation future, car le son, pour ce compositeur, est inséparable d’un timbre particulier ou d’une couleur spécifique. La substance musicale, qui, chez d’autres musiciens (Gabriel Fauré par exemple), a une valeur absolue, indépendante de toute parure orchestrale, n’existe chez Berlioz qu’à l’état total et définitif. Berlioz pense par et pour l’orchestre, et même sa musique vocale reflète cette conception symphonique de l’art musical, qui est prédominante chez lui ; c’est peut-être la raison pour laquelle le concerto de soliste et la musique de chambre ne l’ont jamais attiré. Berlioz aime d’ailleurs les effets de masse : l’emploi d’effectifs imposants comme les cinq orchestres et les huit paires de timbales dans le Tuba mirum du Requiem en est un exemple éloquent ; il n’est pas impossible que cette tendance aux effets grandioses obtenus par l’accumulation des moyens ne procède directement des effectifs utilisés lors des grandes fêtes de la Révolution. L’œuvre de Lesueur, qui avait participé à ces fêtes populaires, n’avait pu échapper totalement à leur influence ; or, Berlioz admirait Lesueur, et ses compositions peuvent, à plus d’un titre, paraître illustrer les idées de son maître, qu’Eugène Borrel considère comme le « théoricien du romantisme français ».