Benn (Gottfried) (suite)
Une anthologie de ses œuvres en prose (1928) est suivie d’un compte rendu de Max Herrmann-Neisse en juillet 1929, dans lequel Benn est qualifié de « poète universel, indépendant et souverain », bien au-dessus des « livreurs littéraires de propagande politique » ; cet article suscite de vives divergences entre Benn et quelques poètes expressionnistes engagés (Johannes R. Becher [1891-1958], Egon Erwin Kisch [1885-1948]). Dans une lettre ouverte sur le Rôle de l’écrivain en ce temps (1929), Benn s’oppose à tout engagement politique et socialiste de l’écrivain, et, dans son discours radiodiffusé Est-ce que les poètes peuvent changer le monde ?, il défend l’autonomie absolue de l’art et de l’artiste en se référant à l’esthétique de Schiller et à la philosophie de Nietzsche. Les années 1931-32 marquent un tournant décisif dans la conception artistique de Benn. L’essai Après le nihilisme de 1932 esquisse une nouvelle perspective : rattaché d’abord à une notion esthétique, le nihilisme est lié désormais à une notion éthique fondée sur la théorie d’une « cérébration progressive de l’homme moderne ».
Élu membre de l’Académie de Prusse en 1932, Benn formule son « art poétique » dans son discours de réception (avril 1932). Il proclame un art rigoureux : son idéal est « l’homme qui se différencie du chaos en créant des images et des visions et en leur donnant une forme ». C’est le style qui sauve l’homme. Mais 1933 est l’année d’un malentendu tragique. Le 24 avril, Benn prononce un discours à la radio sur l’État nouveau et les intellectuels, dans lequel il condamne l’internationalisme et annonce la fin du libéralisme. Fondamentalement hostile à l’engagement politique, il adhère toutefois pendant un bref moment aux idées du national-socialisme, espérant, comme il l’écrit dans Double Vie, que cette idéologie « servira l’Europe et sa culture ». Cependant, dans un cycle de poèmes de 1934 (Am Brückenwehr), Benn fait son autocritique et établit la distinction anthropologique entre « la basse race d’hommes assoiffés d’action » et le rang élevé de l’artiste, dont l’attitude est essentiellement contemplative et passive. Benn reprend cette distinction dans son essai Être et devenir (1935). Le récit Weinhaus Wolf (1937) marque le début de la phase de vieillesse, de la prose « absolue ». L’arrière-fond est autobiographique, mais le personnage principal n’est plus médecin, il fait partie du monde des diplomates. Son monologue intérieur est un examen critique des « questions fondamentales de l’existence humaine » et de « la situation spirituelle des peuples » à l’ère du régime national-socialiste. Benn refuse définitivement le monde historique et l’homme tourné vers l’action politique. Il conclut par une invitation au silence.
Les poésies tardives de Benn, écrites entre 1935 et 1948, dans les années de son « émigration intérieure », portent le titre de Poèmes statiques. Ceux-ci ouvrent une nouvelle phase dans sa production lyrique, qu’il dénomme phase II. Benn retrouve alors une influence comparable à celle des poèmes de Morgue. « Le statisme, écrit Benn en 1947, c’est se retirer sur la mesure et la forme, mais c’est aussi douter de la valeur de toute évolution, et c’est aussi se résigner ; c’est une attitude antifaustienne. » Le statisme est un principe antidynamique et antihistorique. En 1951, Benn tire la « somme » de son expérience poétique. Sa conférence Problèmes du lyrisme résume ses thèses et trouve un écho favorable aussi bien auprès des jeunes écrivains que chez ceux de sa génération, comme T. S. Eliot, dont l’évolution est en grande partie parallèle à celle de Benn, et qui l’approuve ouvertement.
E. M.
P. Garnier, Gottfried Benn (Silvaire, 1960). / G. Loose, Die Ästhetik Gottfried Benns (Francfort, 1961). / J.-C. Lombard, Gottfried Benn (Seghers, 1966).