Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
B

Belgique (suite)

Parler en effet d’une littérature « belge » a le tort de laisser imaginer une littérature usant indifféremment de l’idiome thiois ou français sans que cela implique dans les œuvres quelque distinction de nature. Or, si le mot belge peut avoir un sens géographique, historique, politique même, le seul qu’on ne puisse lui donner est le sens littéraire. Aussi ne faut-il pas s’étonner qu’une réaction vive et durable se soit élevée contre cet emploi, jusqu’à faire accepter assez généralement les formules « lettres françaises », « auteurs français » de Belgique. Cela signifierait que des Belges se sont créés « écrivains français » par le choix même, capital pour un écrivain, du moyen d’expression linguistique. Et, cependant, française qu’elle est par le verbe, cette littérature n’en est pas moins « de Belgique ». Une spécificité y demeure perceptible, que l’on peut appréhender sur deux plans : le plan fondamental de sa nature même et le plan pratique de sa diffusion.

Comment définir cette nature sui generis, qui fait que, pour une critique un peu sensible, l’auteur le plus habilement évadé de son identité d’origine, Simenon ou Michaux, ne pourra dissimuler on ne sait quel fumet tenace ? Personne, jusqu’ici, n’a entrepris la tâche de relever objectivement et avec les délicatesses nécessaires ce qu’il y a de spécial dans une œuvre française conçue par un Belge. Il y faudrait à la fois la connaissance intime d’un natif et le sentiment critique d’un étranger. Contentons-nous, en attendant mieux, de noter une évidence : c’est que le milieu belge — esprit, mœurs et décors — reste fort différent du français et surtout du parisien en dépit de la proximité géographique et des communications multipliées. Certes, cette influence du lieu tendrait à s’atténuer pour le Belge venu à Paris, André Baillon, Charles Plisnier, Franz Hellens ou Françoise Mallet-Joris —, mais qui sait si la couleur intime de ce qu’il pourra produire échappera jamais totalement à la tonalité première ? Pour celui qui est resté en Belgique il faudrait en outre tenir compte de l’effet, sur la physionomie même de la chose écrite, des conditions de la vie littéraire en petit pays : compétition moins serrée, évidence des hiérarchies, crédit durable aisément accordé à un premier éclat, tout cela tend à fermer l’horizon du travail littéraire, mais en revanche pourrait lui donner plus de sérieux et de profondeur. De fait, un décalage qui n’est pas seulement temporel se perçoit entre l’évolution littéraire en Belgique et le mouvement parisien. Enfin, si l’on prend les choses plus près du noyau, il conviendra d’accorder une certaine importance à des opinions qui ont cru déceler chez plus d’un auteur belge les tensions d’une conscience de pays frontière. « Poésie d’entre-deux », a dit Pierre Nothomb, qui poursuivait : « Il n’y a pas de poésie en Belgique, il n’y a pas de poète valable, qui ne soit un lieu de rencontre. »

Voilà quelques prolégomènes bien insuffisants au travail d’un comparatiste qui s’intéresserait aux caractéristiques propres à la création en Belgique. Mais la particularité de celle-ci est hélas ! bien plus facile à saisir sur le second plan dont nous avons parlé, celui de la diffusion des auteurs et des œuvres. Pour le dire d’un mot, cette diffusion reste actuellement à peu près nulle, en dépit de tous les efforts individuels, collectifs ou officiels. Il semble que la littérature française de Belgique, à la différence de la néerlandaise que la Hollande écoute, se heurte du côté de l’audience française à un mur d’insonorité totale. Or il n’en a pas toujours été ainsi, et l’on se souviendra du débutant Maeterlinck révélé du jour au lendemain à Paris et au monde par un article d’Octave Mirbeau... Rodenbach, Verhaeren et bien d’autres n’avaient pas besoin de faire oublier qu’ils étaient Belges pour être accueillis à Paris, où, plus tard encore, le théâtre de Crommelynck, puis celui de De Ghelderode ne restèrent pas sans audience. Qu’est-ce qui manque donc à la littérature belge d’aujourd’hui pour passer le rideau d’indifférence ? Serait-ce cette saveur pseudo-flamande, exotisme qui la rendit jadis attrayante à des lecteurs français que le symbolisme sensibilisait à ce qui venait du nord ? D’autre part, les poètes belges de ce temps-là entraient tout naturellement dans le flux de l’avant-garde de Paris, puisqu’ils contribuaient à le gonfler, et il ne faudrait pas, à ce sujet, minimiser l’importance de l’existence à Liège, pendant plusieurs années, de l’une des revues de pointe de l’école nouvelle. Ces contacts devaient se détendre et s’espacer peu à peu ; la guerre brisa les derniers liens, et la disparition d’une adhérence intime et immédiate à l’évolution parisienne a produit ce repli sur soi d’une littérature qui prenait désormais le parti de courir ses aventures individuelles sans trop se préoccuper d’accord ou de retentissement. Mais une cause plus décisive encore de cette constitution d’un ghetto littéraire en Belgique est le changement fondamental qui a fait de l’édition parisienne un organe docile et même enthousiaste de la société de consommation : concentrée, « rationalisée », articulée à une mécanisation correspondante de la publicité et de la critique (forme fine de la publicité), elle ne laisse aucune chance d’exister, dans l’espace littéraire devenu l’aire d’un marché, à cet « absent de Paris » par excellence qu’est l’écrivain de Belgique. En ce Paris où, disait déjà Valéry, « les Français ont amassé toutes leurs idées dans une enceinte », seuls d’adroits transfuges réussissent à se faufiler dans la forteresse. Or, pour un écrivain belge, ne pas éveiller l’attention de Paris, ce n’est pas seulement se voir reléguer chez soi, c’est aussi, même chez soi, ne pas exister ou à peine, puisque le seul Paris est le relais distributeur.

Cela légitimera sans doute aux yeux des lecteurs l’attention que nous nous proposons de porter sur certains écrivains de ce dernier demi-siècle, dont jamais peut-être le nom n’a touché une oreille étrangère. En revanche nous nous arrêterons moins à ceux qui, admis dans le circuit parisien, pourraient être considérés comme intégrés à l’ensemble français.