Bassano (les) (suite)
Mais, entre 1530 et 1535, le jeune homme travaille à Venise, dans l’atelier du Véronais Bonifacio de Pitati (1487-1553), et subit fortement l’influence de Titien. Les types et le groupement des figures ainsi que les fonds de colonnades de celui-ci se retrouvent dans ses premières œuvres connues, conservées à Bassano (Vierge de Matteo Speranzo, qui fait songer à la Madone de Pesaro de Titien). Jacopo semble être revenu assez vite dans sa ville natale pour alimenter les églises voisines de « saintes conversations », telle la Vierge avec les deux saint Jean de Borso del Grappa (1538). Mais il est touché bientôt par la crise maniériste qui secoue la peinture vénitienne autour de 1540, et lui apporte l’agitation, souvent la violence. À côté de l’élégance du Parmesan*, dont l’influence est décisive sur Jacopo, on peut relever chez lui les traces d’un art plus rude, celui du Pordenone (v. 1484-1539) et peut-être celles de gravures maniéristes flamandes. L’encombrement de personnages gesticulant et dansant, l’étirement et la torsion des lignes frappent dans la Montée au calvaire avec Véronique (York). Ils transforment l’esprit des compositions titianesques (Adoration des bergers de Hampton Court) et des saintes conversations (Vierge avec saint Jacques et saint Jean-Baptiste de Munich). Cependant, des notes locales savoureuses assainissent ce mode sophistiqué : les vaches et les bergers en « gros plans » (Adoration des bergers de Caracas), qu’on a rapprochés des tableaux d’Aertsen* ; les paysages paisibles de la vallée et du Grappa, qui servent de fond au Noli me tangere (Milan, Brera).
C’est après le milieu du siècle que Jacopo atteint la plénitude de son art et qu’il se livre au culte de la nuit : des éclairages crépusculaires, lunaires ou orageux, des lampes ou des torches illuminent ses toiles de mystérieux reflets. L’influence du vieux Titien et, plus encore, celle du Tintoret sont évidentes dans des compositions comme la grandiose Pentecôte (Bassano) ou le pathétique Saint Roch priant la Vierge pour les pestiférés (1575, Milan). Jacopo a cependant sa gamme personnelle, d’une somptuosité grave où dominent les rouges sombres, les ocres, mais qu’égayent parfois des tons légers et scintillants (Baptême de sainte Lucile, v. 1580, Bassano). D’autre part, le monde des paysans hirsutes et cordiaux, des troupeaux innombrables envahit les toiles et prend, sous les balafres lumineuses de l’éclairage nocturne, un certain aspect fantastique. L’Adoration des bergers de 1568 (Bassano) marque à cet égard un tournant décisif.
Dans la dernière période de sa vie, Jacopo Bassano traite pour eux-mêmes, en tableaux de chevalet, les sujets rustiques et familiers dont l’histoire sainte lui fournit les prétextes : défilés d’animaux que Noé accueille dans l’Arche (Madrid, Prado), troupeaux que Jacob garde chez Laban (id.), servantes chargées de victuailles et vaisseliers d’or miroitants dans la Maison du mauvais riche (Cleveland), etc. Leur vogue correspond à l’évolution du goût dans les dernières années du siècle, qui passe d’un maniérisme courtois à un populisme visionnaire.
Les quatre fils de Jacopo, tous peintres, collaborent avec leur père ; les œuvres n’étant en général pas signées, la matière et la touche fournissent seules des éléments de discrimination, parfois incertains. On doit notamment aux fils ces productions en série (Saisons, Éléments, etc.) que l’aristocratie vénitienne commande pour décorer ses villas. Si deux d’entre eux, Giovambattista et Gerolamo, n’ont aucun trait qui les caractérise, ceux dont la carrière est bien connue, Francesco II, l’aîné (1549-1592), et Leandro (1557-1622), se sont en effet installés à Venise. Ils s’y distinguent, en dehors de leurs sujets de genre (et, pour Francesco, de grands tableaux religieux comme l’Assomption de Saint-Louis-des-Français à Rome), par des chroniques de la vie officielle (Prise de Padoue, Rencontre du pape et du doge, Venise, palais ducal) et par des portraits (spécialité de Leandro). Praticiens très habiles, ils vulgarisent et dessèchent les créations de leur père.
Directement ou par leur entremise, le « bassanisme » a connu dans l’Europe du xviie s. une fortune rapide et durable. Tous les souverains amateurs d’art, Philippe IV et Louis XIV en tête, en ont accueilli des exemplaires dans leurs cabinets. Il a sa part dans l’évolution des Carrache*, dans la formation du ténébrisme caravagesque (v. Caravage [le]), et sa trace apparaît chez les peintres français dits « de la réalité ». Enfin, il a connu en Espagne une fortune particulière : il est des œuvres que les critiques hésitent à attribuer soit à Jacopo Bassano, soit à la première période tolédane du Greco*, et l’un des meilleurs disciples du Crétois, le Murcien Pedro Orrente (v. 1570-1645), a donné aux pastorales bassanesques droit de cité dans l’Espagne du Siècle d’or.
P. G.
S. Bettini, L’Arte de Jacopo Bassano (Bologne, 1933). / P. Zampetti, Jacopo Bassano, catalogue d’exposition (Venise, 1957) ; Jacopo Bassano (Rome, 1958). / E. Arslan, I Bassano (Milan, 1960 ; 2 vol.).