Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
B

Balzac (Honoré de) (suite)

Les premières œuvres de Balzac témoignent donc de la naissance d’un néo-romantisme à la rigueur et à l’occasion flamboyant, mais surtout profondément réaliste, quotidien, plébéien, souvent hésitant sur ses voies et sur son vocabulaire, qui naît dans l’intérieur même de la bourgeoisie française au moment où elle commence à opérer sur elle-même, par ses intellectuels, ce retournement qui les conduira — elle, à les méconnaître, à les renier, à dénaturer leur œuvre — eux, objectivement d’abord, subjectivement ensuite, à en sortir, et à chercher les horizons d’une nouvelle liberté.


« L’homme du moment » 1829-1833

Balzac écrivain à la mode, Balzac du Tout-Paris : c’est ce qu’il fut pendant quelques années et demeura toujours un peu, monstre sacré, figure fascinante, gênante ou scandaleuse, providence des rédacteurs en chef, des caricaturistes et des échotiers. Balzac a vécu intensément cette sorte d’âge d’or de la presse, de la revue, de la librairie, alors que leurs pouvoirs sont neufs, leurs âpretés plus exaltantes encore ou plus signifiantes que paralysantes. Balzac boulevardier, Balzac des salles de rédaction, Balzac de la loge infernale et des soupers fantastiques : c’est le Balzac des premières années 30, alors que la « civilisation », comme on dit alors, brûle la chandelle par les deux bouts, alors que s’use la peau de chagrin, en ces temps d’éclairage au gaz, d’urbanisation, d’aveugle foi dans les idées, d’émeutes encore idéalistes et de révolutions volées.

Le Dernier Chouan avait été une sorte de roman historique de l’avant-hier immédiat : la révolution, désormais dominée par l’usurier et par le policier, utilisait l’héroïsme et la naïveté des soldats du peuple et des démocrates pour imposer la domination de la bourgeoisie. D’immenses masses populaires n’avaient rien gagné à la révolution libérale. D’où ces sauvages, ces Mohicans de l’Ouest. Dans le Dernier Chouan sont déjà fortement situées certaines des figures clés de la future Comédie humaine : d’Orgemont, l’homme d’argent, l’usurier, l’acheteur de biens nationaux ; Corentin, le policier ; Hulot, le brave militaire républicain. Il n’y manque même pas les femmes : à la différence de Walter Scott, Balzac coud ensemble le tableau d’histoire et le roman d’une passion. Marie de Verneuil, qui devait être d’abord l’héroïne d’un Tableau d’une vie privée, fille d’une « femme abandonnée », manifeste au cœur de l’histoire moderne que la recherche de l’authenticité se détourne du combat politique devenu impur et truqué pour rentrer dans les chemins de l’amour, de l’aventure et de la tragédie personnelle. La voie de Balzac est tracée : il sera le Shakespeare de la France moderne, ses amoureuses témoignant pour l’histoire en train de se faire, l’histoire rendant compte de l’enfer de la vie privée.

Un Shakespeare, toutefois, moins le style noble. Alors que font rage les alexandrins d’Hernani, et que Vigny épure et classicise le More de Venise, Balzac parle humble et bas. La Physiologie du mariage, essai de description ironique et clinique d’une institution sacrée, fait scandale, mais elle recourt au style simple hérité du xviiie s. Les Scènes de la vie privée, qui l’illustrent, choisissent la note intimiste, mais la mort d’Augustine Guillaume (la Maison du Chat-qui-pelote, alors intitulée Gloire et malheur), mais la catastrophe de Mme de Restaud (Gobseck, alors appelé les Dangers de l’inconduite) montrent bien que sous les décors et sous les mots banals gronde une dramaturgie neuve. Ces œuvres sont aujourd’hui des œuvres mères et des œuvres clés pour la Comédie humaine. Elles ne furent pas alors vraiment comprises. Pour vivre, pour faire son trou, Balzac dut choisir — comme plus tard Lucien de Rubempré — la voie du journalisme. Chez Girardin (la Mode, le Voleur), chez Ratier (la Silhouette), chez Philippon (la Caricature), il publia nombre de croquis, nouvelles, articles de variété ou d’actualité. Ami du baron Gérard, de Latouche, d’Henri Monnier, les salons s’ouvraient à lui. À la veille de la révolution de Juillet, toutefois, il n’était guère encore qu’un inconnu ou un homme de coterie. Après Juillet, ce fut le déchaînement. Journaliste politique (Lettres sur Paris, reportage sur les événements jusqu’au début de 1831), Balzac « explose » surtout comme conteur. Il signe avec la Revue de Paris un riche contrat par lequel il s’engage à fournir mensuellement de la copie en contes et nouvelles. Renonçant au genre « vie privée », qui convenait mal à ces lendemains agités de révolution, il devient une célébrité par ses récits fantastiques et philosophiques, dont le couronnement est, en 1831, la Peau de chagrin. Cette fois, Balzac est lancé. Il est l’une des figures du nouveau Paris, galvanique et fébrile. On commence à le jalouser, à le haïr. Il jette son argent par les fenêtres. En même temps, il rêve de fortune politique.

Jusqu’alors, il avait été « de gauche », tout en ayant montré par ses écrits son hostilité fondamentale au libéralisme en tant que système économique et social. Les problèmes consécutifs à la révolution de Juillet précipitent son évolution dans un sens en apparence inattendu. Trop réaliste pour accepter l’idéalisme saint-simonien ou républicain, il ne saurait admettre l’escamotage orléaniste et la consécration du pouvoir bourgeois. Que faire ? Sans perspectives du côté de la gauche, refusant le Juste Milieu, Balzac ne voit de solution que dans un royalisme moderne, fonctionnel, organisateur et unificateur, chargé d’intégrer les forces vives et d’assurer le développement en mettant fin à l’anarchie libérale et à l’atomisation du corps social par l’argent et les intérêts. Il n’est pas question un moment chez lui de « fidélité » de type mystique à quelque famille ou à quelque race que ce soit : le fils de Bernard François Balzac ne saurait avoir les réactions ni les structures de pensée d’un Chateaubriand. Il n’est question chez lui que de société mieux organisée et de « gouvernement moderne ». C’est la fameuse « conversion ». Balzac songe à se présenter aux élections, fait campagne, utilise ses amis, envoie des brochures. Il entre en relation avec le groupe néo-carliste de Fitz-James et Laurentie, écrit dans le Rénovateur. En même temps, une crise secrète le ravage. Figure parisienne, cet homme n’est pas heureux. Bien payé, il dépense son argent aussitôt que gagné. Sans cesse, il creuse son trou sous lui-même, comme pour se retrouver dans cette situation qui est sa situation initiale, sa situation créatrice : celle d’enfant dépourvu et orphelin. Déjà, il est usé par un travail effrayant. Il promet de droite et de gauche, multiplie les manœuvres et les marchés. Il rédige ; il corrige ; il réédite. Là-dessus, il se met dans la tête d’être aimé d’une grande dame, la marquise de Castries, qui lui avait écrit pour lui dire combien elle, femme, s’était sentie comprise par les Scènes de la vie privée ; il l’avait retrouvée dans le groupe Fitz-James. Mme de Castries lui donne, croit-il, quelque espoir. Mais la vie est là, d’abord. Il faut de l’argent. Balzac se tue à mener la folle vie qu’il mène. Une chère amie le lui dit, une femme de cœur, mal mariée, et pour qui Honoré était l’autre, là-bas, à Paris : Zulma Carraud. Balzac ne l’écoute pas. À la fin de l’hiver 1832, on raconte qu’il devient fou. Il part alors pour Saché, chez Margonne, l’ancien amant de sa mère. En quelques nuits, il écrit l’Histoire intellectuelle de Louis Lambert. Puis il monte en voiture pour Aix, où l’attend Mme de Castries. Entre-temps, pour se faire l’argent du voyage, il avait vendu un roman politique et social à écrire : le Médecin de campagne. En Savoie, c’est l’échec ; la marquise se dérobe. Balzac se sent nié, brisé. Il rentre à Paris, finit le Médecin de campagne, se venge de Mme de Castries en écrivant la Duchesse de Langeais. Pour une revue, il commence une nouvelle, Eugénie Grandet, qui sans nulle préméditation devient le chef-d’œuvre aussitôt salué par tous d’une nouvelle littérature réaliste et intimiste. Balzac s’était-il trouvé ? Eugénie Grandet ne fut guère sur le moment estimé que comme peinture en demi-teinte. On n’en comprit pas les terribles arrière-plans : la puissance nouvelle de l’argent dans une société nouvelle non de thésaurisation mais d’entreprise et de spéculation. Grandet, homme des fonds d’État, n’était plus Harpagon, homme de cassette. L’avare moderne était un brasseur d’affaires, un homme qui savait utiliser les mécanismes du budget et de l’appareil d’État : la contrepartie de ces gigantesques mutations, c’était l’écrasement de la vie, l’étiolement dans les familles et dans les provinces. Dans cette civilisation, la femme est sacrifiée, utilisée, rançonnée, et non par les vieux, par le passé, mais par tout le système en place, par tous les acteurs de la Comédie. Que pèse l’amour d’une pauvre fille, que pèse la confiance, lorsqu’il s’agit de réussir et de faire son trou ? Charles, le cousin sans scrupule, n’est pas un cas psychologique et moral ; Charles est l’un des Rastignac, petits ou grands, de la Comédie, l’un des jeunes loups pour qui, nécessairement, l’autre n’est qu’objet et instrument. Le roman balzacien est vraiment constitué avec Eugénie Grandet : le décor est celui d’une France vieillotte, rurale, provinciale, avec à l’horizon les redoutables et fascinantes réalités parisiennes ; le drame profond est celui de la jeunesse, de l’amour et de la vie dans l’enfer de l’ambition, de la réussite et de l’argent. La course au pouvoir, la course à la puissance, dans une France aux immenses ressources morales qui s’ouvre au devenir capitaliste, implique l’aliénation, la dépoétisation de toute une humanité disponible. La course elle-même est exaltante et poétique : il y a une joie, une poésie de la réussite et de l’ambition ; Grandet a du génie comme en aura Nucingen ; mais la course est illusoire aussi, puisqu’elle est non pas entreprise fraternelle, mais passion. Ce que Balzac appelait en 1830 « les calculs étroits de la personnalité » est la loi fondamentale d’une épopée pervertie. Tout le vouloir-vivre, tout le pouvoir-vivre modernes sont obligés de passer par le rut et par le rush du capitalisme libéral. Le roman balzacien sera celui de l’élan de toute une humanité, mais aussi celui de l’autodestruction de cette humanité, condamnée, pour avancer, à se nourrir de sa propre substance.