Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
B

Balzac (Honoré de) (suite)

Naissance d’un réalisme et d’une vision

Cette histoire du premier Balzac est riche d’enseignements. D’abord, la littérature y apparaît, courageusement et franchement, non comme une activité noble et désintéressée d’homme qui a l’argent et le temps, mais comme un métier, avec son conditionnement de métier. Balzac écrira un jour à l’un de ses éditeurs non pas : « Depuis dix ans que j’écris », mais : « Depuis dix ans que j’imprime ». Balzac, comme ses contemporains, ne s’est, certes, jamais voulu uniquement écrivain ; il visait et visera toujours autre chose qu’un simple magistère littéraire (le pouvoir politique, en particulier). Mais, s’il est bien loin encore des ambitions de compensations ou d’évasions, il n’en témoigne pas moins dès sa première carrière du poids nouveau et des nouvelles possibilités de la littérature dans une société plus intelligente, mais qui commence aussi à se méfier de l’intelligence et contre qui commencent aussi à se définir et à se développer l’intelligence et le sens du réel. C’est donc dans les caves d’une littérature encore dominée par les genres, les conceptions et les possibilités traditionnels (que l’on songe à cette suite d’écrivains gentilshommes, distingués et fortunés, depuis 1800) que se prépare la relève. De 1822 à 1825, le jeune Balzac est l’un des ouvriers les plus efficaces de cette nouvelle littérature, qui, sur de multiples fronts, à partir de multiples modèles, aborde en autant de styles autant de nouveaux sujets. Tout le xviiie siècle à la fois prometteur et finissant se trouve dans les romans de R’Hoone et de Saint-Aubin. Mais toute leur problématique, toute leur dynamique conduisent à un réalisme nouveau.

Le roman noir à la Radcliffe ne fait appel qu’à une sensibilité encore assez sommaire. Le roman noir pré-balzacien se charge de parodie, contribuant à déclasser le genre, à le dater, prouvant qu’il a cessé réellement de correspondre au besoin d’intense et de pathétique propre à la préhistoire du romantisme. D’avance il n’y a pas que le genre Radcliffe à bénéficier de l’opération.

Le roman gai à la Pigault-Lebrun est d’un assez lassant conformisme voltairien et bourgeois ; le roman gai tel que le pratique le jeune Balzac est déjà un roman antibourgeois.

Le roman sentimental ou fantastique tel qu’on le trouve représenté par Chateaubriand et ses épigones ou par les romanciers anglais ne va guère plus loin que la modulation d’un moi paresseux ou désarmé. Le roman sentimental et fantastique tel que le pratique le jeune Balzac se charge de volonté de puissance ; il est roman de découverte et roman d’éducation.

Le roman de la vie privée, enfin, pratiqué par les romancières anglaises et leurs imitatrices françaises tombe assez vite dans un romanesque intimiste sans réelle portée critique ; il arrive à n’avoir guère d’autre intérêt que de signaler le besoin d’autre chose que du roman noir irréaliste : le roman de la vie privée tel qu’il apparaît dans Wann Chlore est mise en cause soit de la platitude, soit de l’inhumanité de la vie bourgeoise.

Toutefois, rien de tout cela n’aurait eu de sens si le jeune Balzac n’avait eu du génie, son génie propre. Pour qui connaît la suite, on voit naître dans ces premiers essais, qu’éclairent aujourd’hui la Correspondance et les documents conservés, ce qui mûrira plus tard. Un système (non rhétorique et figé, bien entendu, mais ouvert et dynamique) de vision, de mise en cause et d’expression se constitue, par-delà les systèmes incomplets du romantisme aristocratique comme du philosophisme libéral ; par-delà autant de styles qui sont autant de signes de visions naguère globales, désormais partielles et partiellisantes, outils de catégories sociales incapables d’assumer la totalité de la critique comme la totalité de l’espoir. Et ce système est le premier résultat, toujours vivant, toujours mouvant, de la rencontre d’un tempérament avec le réel objectif en évolution. Les signes que contiennent les premiers écrits de Balzac, signes que permet de déchiffrer l’œuvre ultérieure, l’œuvre dialectiquement continuée, et non surgie en 1828-29 de quelque miracle, sont les signes à la fois du mûrissement d’une situation objective concrète et du travail qui commence à se faire dans les consciences.

Mais la différence est là : le travail qui se fait dans les consciences, résultat de l’expérience quotidienne et répétée de la vie bourgeoise, n’a pas la force, l’efficacité, la qualité de celui qui se fait dans la conscience de celui qui écrit. Il n’y aurait pas eu naissance de la vision et du système d’expression sans la crise du réel. La crise du réel ne commence à être appropriée par les hommes qu’à partir du moment où elle est exprimée. Toute forme manifeste un sujet, et il n’est jamais de sujet qui ne se manifeste par une forme et par un style. Sous la Restauration, alors que la vie bourgeoise commençait à accoucher d’elle-même, un jeune romancier qui écrivait pour n’être pas notaire, mais qui était prêt, pour être soi, à faire tout autre chose que de la littérature, se servait des genres existants, mais leur faisait subir de l’intérieur une mutation de cause et de portée encore mal discernables pour ses lecteurs ; parti comme tout le monde d’un certain conformisme de milieu (en l’espèce, libéral) et du volontarisme un peu brouillon de toute jeunesse lâchée, mais sentant déjà les choses de manière étrangement plus complète que les écrivains en place (même s’ils écrivaient mieux que lui) ou que ceux embarqués dans des entreprises de révolution plus voyantes et plus superficielles, il prélude ainsi (et pas seulement par les sujets, par les personnages, par les situations qui, sous forme d’annonces, figurent en grand nombre dans ces œuvres de jeunesse, mais par la manière de voir, par le regard au-delà de la vie bourgeoise et des définitions ou certitudes libérales) à l’œuvre plus forte et plus complète qu’il écrira, dans la force de l’âge, contre le monde bourgeois. Contrairement à toute une légende simplificatrice, Balzac n’est pas né à trente ans, et toute une philosophie sous-tend la Comédie humaine, venue non des livres ni de la fantaisie, mais de l’histoire passionnément, lucidement et intelligemment vécue ; l’histoire sécrète des œuvres et l’histoire littéraire, au sens le plus complet du terme, apporte la preuve, une fois encore, que tout vient toujours de loin : jamais des miracles du « génie », compris de manière à nier l’histoire et les lois du réel ; toujours d’apprentissages qui, additionnant et accumulant, aussi bien ce qui est dans le réel que cet irréductible qui est le personnel, finissent d’un coup par déboucher dans ce qu’on n’avait jamais su parce qu’on ne l’avait jamais vu et parce qu’on ne l’avait jamais écrit.