Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
Y

Yeats (William Butler) (suite)

« la vie mystique centre de tout ce que je fais et tout ce que je pense et tout ce que j’écris »

À une œuvre puisant sa substance aux sources de ses expériences publiques, Yeats — ainsi qu’il le dit à John O’Leary pour justifier son goût de la magie — offre également toutes les ressources d’une vie intérieure que l’autre face de son tempérament actif incline vers les profondeurs mystérieuses de l’esprit. L’influence des discussions esthétiques avec un père artiste mais enraciné dans la réalité se complète de la marque laissée par la fréquentation d’un oncle féru d’astrologie. Même pendant ses études à la Metropolitan School of Art de Dublin (1884-1886), et avant de se consacrer définitivement au métier d’écrivain, il s’affilie à des sociétés secrètes, à des loges (Hermetic Society ; Blavatsky Lodge of Theosophical Society, 1887 ; Hermetic Order of the Golden Dawn, 1890). Cet intérêt pour les choses de la magie et des sciences occultes se manifeste en particulier dans The Secret Rose (1897), et nombre de ses idées et de ses symboles dérivent de ses recherches théosophiques, de ses études des sciences cabalistiques ou des religions et des philosophies orientales. Bien d’autres expériences, bien d’autres intérêts se retrouvent à la base de son génie. Cela va de l’écriture automatique, à laquelle s’adonne sa femme, épousée en 1917 et qui ouvre à Yeats une nouvelle porte sur le monde supra-sensuel (A Vision, 1925), à la rencontre de William Morris, de O. Wilde* ou à la fréquentation des écrivains « décadents » (Lionel Johnson et Arthur Symons en particulier) et à sa participation à la naissance du Rhymers’ Club à Londres en 1891. Il faut compter également avec le symbolisme français (The Wind among the Reeds [le Vent parmi les roseaux], 1899, ou l’essai « The Autumn of the Body », 1898) au travers de Mallarmé ou de Maeterlinck. Et même avec le théâtre nō, auquel l’initie E. Pound* vers 1915 et dont la beauté allusive et dépouillée l’attire (Essays and Introductions, 1961). Ainsi se forme à partir d’une foule d’éléments divers la matière spécifiquement irlandaise d’une œuvre tout entière dédiée à la beauté et à la gloire de son pays. Mais une œuvre inlassablement remise en question, corrigée, réorganisée. Car Yeats, aussi bien dans sa poésie que dans son théâtre, ne choisit pas la voie de la facilité. Il veut une poésie à la fois personnelle et irlandaise, un théâtre à vocation populaire dans son raffinement.


« et je ferai savoir à tous que, quand tout tombe en ruine, la poésie fait jaillir la joie [...] »

S’il exploite le thème faustien (The Countess Cathleen [la Comtesse Cathleen], 1892) ou celui de la rivalité amoureuse (Diarmuid and Grania, 1901, avec G. Moore), que couronne Deirdre (1907), s’il exprime le conflit du poète et de la société (The King’s Threshold, 1904), s’il écrit des façons de « moralities » (The Hour Glass, 1903), des pièces sombres (Purgatory, 1938) ou des pièces interdites (The Herne’s Egg, 1938), Yeats, pour son théâtre « poétique et légendaire », ne tolère que difficilement l’intrusion du temporel. Il affirme clairement « qu’il ne devrait y exister ni un cadre réaliste ou élaboré, mais seulement symbolique et décoratif ». En dehors de A Dreaming of the Bones, sur fond d’actualité stylisée, ou de The Words upon the Window Pane (1934), tournant autour de gens de tout venant, il tend vers ces « mystery-plays » modernes où « le jeu des acteurs s’essaye à prendre une distance des réalités communes équivalente à celle de la pièce ». Ainsi dans les fameuses Four Plays for Dancers (1921), adaptant le théâtre nō à la matière irlandaise et où l’action se réfugie dans les pas des danses, les « lyrics » des musiciens et où le masque symbolise l’impersonnalité du personnage représentant un sentiment universel (At the Hawk’s Well, 1915 ; A Dreaming of the Bones, 1921 ; The Only Jealousy of Emer [la Seule Jalousie d’Emer], 1922 ; Calvary, 1930). « Poétique et légendaire », ce théâtre le reste avec Cuchulain, le héros mythologique émergeant des brumes du passé (On Baile’s Strand [Sur le rivage de Baile], 1905 ; The Green Helmet [le Heaume vert], 1910). Avec Deirdre, toute de beauté, qui traîne le malheur après elle ; ou encore le « pirate métaphysique », Forgael, poursuivant la quête de l’Amour (The Shadowy Waters, 1900), guidé par des oiseaux à tête humaine, les âmes des morts, tandis que la licorne traverse la scène de The Unicorn from the Stars (1907) ou de The Player Queen (1921). Mais le peuple de fées (The Land of Heart’s Desire [le Pays du désir du cœur], 1894), de dieux, de héros et héroïnes aux noms étranges, il faut les chercher surtout dans la poésie. Et dès The Wanderings of Oisin (les Pérégrinations d’Oisin, 1889), le premier recueil de poèmes de Yeats de la plus pure essence romantique gaélique. Aengus, Oisin ou Niamh y incarnent un pays plein de sortilèges, comme dans cette île aux géants endormis où erre Oisin. À travers eux, le poète chante le folklore (« The Madness of King Goll »), l’attachement à la terre (« The Lake Isle of Innisfree », l’un de ses poèmes les plus populaires, 1924) dans une atmosphère spécifiquement irlandaise, mais plutôt, paradoxalement, assez peu chrétienne en dépit de l’apparition de quelques saints. L’Immortalité (« The Wild Swans at Coole », 1919), la Vie, la Mort imposent leur puissance, parfois dualité entre l’âme et les sens. Comme dans le magnifique poème Sailing to Byzantium (1927). Et s’il naît quelque ambiguïté dans l’attitude du poète abrité derrière le « masque », il s’en explique dans Per Amica Silentia Lunae. Le quotidien ne s’oublie pas non plus. Aussi bien l’actualité politique — Michael Robartes and the Dancer (1920), sur l’insurrection de 1916, ou encore Meditations in Civil War (1923) et Parnell’s Funeral (1934) — que la matière autobiographique inervant un grand nombre de ses poèmes (« Under Ben Bulben », « The Circus Animals’s Desertion »...). Autobiographie, occultisme se fondent harmonieusement dans le lyrisme de The Wind among the Reeds. Avec le symbolisme cher à Yeats. Dans son univers poétique abondent en effet images et symboles : fleurs, oiseaux et arbres (l’Arbre de Vie), les tours (The Tower, 1928), les cercles, spirales et révolutions, thèmes de l’éternel recommencement (The Winding Stair [l’Escalier tournant], 1929 ; The Gyres, 1939). Pourtant, au fur et à mesure qu’il avance dans la vie, Yeats se détache d’un certain romantisme ossianique. The Green Helmet and Other Poems comme Responsabilities (1914), au titre évocateur, ou le pessimisme The Tower résonnent d’un son nouveau, qu’annonçait déjà In the Seven Woods (1903). Les Last Poems (1939), somme de tous ses efforts et de ses recherches poétiques, confirment une dimension classique qui, par-delà la renaissance du vieil idéal bardique, projette la littérature irlandaise dans le grand concert international.

D. S.-F.