Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
W

Woolf (Virginia) (suite)

« Si un écrivain était un homme libre et non un esclave, s’il pouvait écrire ce qu’il veut et non ce qu’il doit, s’il pouvait baser son œuvre sur ce qu’il sent et non sur la convention, il n’y aurait ni intrigue, ni comédie, ni tragédie, ni histoire d’amour ou catastrophe dans le sens accepté du terme... »

Son idéal de l’écrivain, sa conception de la fiction romanesque, ses innovations et ses expériences dans ce domaine, tout sépare V. Woolf des auteurs édouardiens, « matérialistes » et naturalistes (« Modern Fiction »). Une nouvelle voie s’ouvre maintenant aux lettres anglaises. Celle du fameux « courant de conscience » analysé par William James dans Principles of Psychology, en 1890. Chez certains écrivains tels, par exemple, Dorothy Richardson dans Pilgrimage (12 romans de 1916 à 1935) ou encore May Sinclair dans Mary Oliver : A Life (1919), il devient une méthode pour atteindre au personnage par ses états de conscience tels qu’ils se présentent et rendus accessibles en particulier par le dialogue intérieur. Le monde se perçoit désormais dans la conscience du personnage. Sans constituer une totale nouveauté dans la fiction anglaise, le procédé s’utilise de façon de plus en plus volontaire et consciente, et Jung, en inventant les tests d’associations libres pour la psychothérapie, apporte une aide sérieuse au mouvement. Encore que V. Woolf se plaigne qu’il reste toujours à l’intérieur des recoins interdits aux regards d’une femme. Mais — et elle l’expose clairement dans son essai « Modern Novels » (1919), devenu « Modern Fiction » dans The Common Reader — il ne saurait pour autant subsister aucun doute quant à la complexité de la réalité, ce qui conduit obligatoirement à l’éclatement des anciennes structures littéraires et à une conception révolutionnaire du rôle du romancier : « L’esprit enregistre une multitude d’impressions, communes, fantastiques, fugitives ou gravées à la pointe de l’acier. De tous côtés elles arrivent, incessante pluie d’atomes innombrables [...]. La vie ne se définit pas par une série de lanternes symétriquement disposées ; la vie se révèle comme un halo lumineux, une enveloppe à demi-transparente nous entourant du début de la conscience à la fin. N’appartient-il pas au romancier de restituer cet esprit changeant, inconnu et non circonscrit [...] avec aussi peu d’intrusion de l’étranger et de l’extérieur que possible ? »


« Je veux écrire un roman sur le silence. Les choses que les gens ne disent pas. Mais la difficulté est immense. »

L’œuvre de V. Woolf illustre parfaitement ses théories. Sur la libération comme sur le renouveau de la fiction. Et souvent dès le titre. Caractéristique déjà d’un nouveau mode d’expression pour un nouveau mode d’expérience, il rejette les proclamations démesurées, manière xviiie s., annonçant les aventures de tel ou tel ou, comme chez les romanciers du xixe s., le « progress » de tel autre, de sa naissance à sa mort : Night and Day ; The Waves (1931) ; The Years. L’auteur ne vise plus à chanter la saga des grandes familles, à la propagande sociale ou au divertissement. Roman de calme. Roman de silence. Nuit et Jour, les Vagues, les Années. Sur le fond du cycle des heures, des pulsations de la nature, de la fuite du temps se déroulent les expériences des êtres. L’écriture nouvelle ne manque pas de difficultés. Des dépressions jalonnent les naissances. Mais la volonté demeure. Volonté d’imposer le règne des impressions, des analyses personnelles, de la réceptivité au monde extérieur. Volonté d’une technique du point de vue, des sensations — y compris celles d’un chien, dans Flush : A Biography (1933) — et du souvenir. Par exemple, et avant qu’on les rencontre, Sally Seton, Peter Walsh, Richard Dalloway émergent déjà du souvenir de Mrs. Dalloway (1925), comme nous voyons d’abord celle-ci à travers le regard de Peter Walsh ; et Mrs. Ramsay par les yeux de son mari, de son fils, de son entourage (To the Lighthouse, 1927). Même les premiers romans témoignent de l’effort de novation. The Voyage out (la Traversée des apparences) ou Night and Day contiennent sans doute des éléments de la fiction traditionnelle, jeunes gens amoureux, déroulement apparent, événements et incidents divers. Mais, qu’il s’agisse de Terence et Rachel dans le premier, ou de Ralph ou Katharine dans l’autre, déjà autour d’eux rien ne relève des contours nets et rassurants du roman dans sa forme et sa psychologie classiques. Très vite d’ailleurs, V. Woolf s’engage dans le parti pris des bouleversements profonds de la pensée et des structures. Un recueil d’essais — pas tout à fait nouvelles, pas tout à fait essais — lui sert, dirait-on, de table d’expériences : où règne la perception pure (Monday and Tuesday, 1921) ; où « la marque sur le mur » (The Mark on the Wall) déclenche le flux des idées et des images ; où la sensation s’articule autour d’un concert dans The String Quartet ; où formes et couleurs jettent une note impressionniste dans Kew Gardens ; et où l’auteur repousse ostensiblement l’intrigue conventionnelle dans An Unwritten Novel. Cette intrigue, d’ailleurs, après les deux premiers romans, se réduit toujours presque à néant. Une suite d’instantanés de la vie d’un homme : Jacob’s Room (1922) ; une femme du monde prépare une partie : Mrs. Dalloway ; ou une journée de vacances aux Hébrides centrée sur une hypothétique Promenade au phare (1927). La vie intérieure de six personnes de l’enfance à la maturité emplit The Waves, tandis que Between the Acts (1941) tourne autour d’une représentation théâtrale. De temps à autre, une brève lueur permet de redécouvrir le fil de l’action. Juste quelques parenthèses explicatives (To the Lighthouse) ou façons de prologues replaçant au contact du monde (The Years). Un monde où la marche du lecteur s’avère difficile sans les jalons — divisions, chapitres — auxquels il se réfère d’habitude (Mrs. Dalloway) et dans lequel le temps lui-même se rétrécit, s’allonge et se disloque : une journée à peine pour Mrs. Dalloway et trois siècles dans Orlando (1928). Et, dans To the Lighthouse, la journée commencée se termine... dix ans après. « Le temps passe », tandis qu’au long de The Years l’automne de 1891 succède à l’été de 1880, et, en fin de compte, l’été de 1947 à l’hiver de 1917. Dans un tel contexte, on ne peut s’attendre à côtoyer jeunes premiers et héros conventionnels. Le personnage de V. Woolf évolue lui aussi hors des sentiers frayés par ses prédécesseurs. Venu le plus souvent d’un milieu bourgeois, distingué — comme Katharine Hilbery et naturellement les Dalloway —, ses intérêts se situent essentiellement au niveau des choses de l’esprit. On fréquente le British Museum, Cambridge (Jacob), ou Oxford (Edward dans The Years). On se passionne pour les mathématiques (Katharine). L’un écrit des vers (Mr. Carmichael), l’autre un précis de littérature anglaise (miss Allen). Le futur écrivain (Terence Hewlet) voisine avec le « Don » d’Oxford ; l’universitaire et philosophe distingué (Mr. Ramsay), avec des érudits, Ambrose Pepper ou Hirst. Et tous abreuvent leur esprit aux meilleures sources : Spinoza, Spenser, Marlowe et Shakespeare. Hirst lit Gibbon et Mary Datchet, Webster et Ben Jonson. Nul doute que de tels intérêts ne conditionnent fortement beaucoup d’entre eux et ne déterminent de manière frappante le caractère d’originalité de leur vie et de leur personnalité. Tournés vers l’intérieur, à l’inverse des héros de miss Compton-Burnett, prenant uniquement corps par leurs dialogues, ils se taisent, « chaque pétale » d’eux-mêmes « se fermant pour prendre sa place au milieu des autres », comme Rachel Vinrace (The Voyage out), qui se recueille pour mieux opérer sa « traversée des apparences » dans sa quête de la Vérité. Ce besoin de s’abstraire du monde pour se trouver en tête-à-tête avec soi-même les pousse fréquemment à se retirer dans leur tour d’ivoire : lieu symbolique, « une forteresse aussi bien qu’un sanctuaire », et souvent une simple mansarde, telle celle de Jacob, celle de Ralph ou la chambre refuge de Clarissa Dalloway au milieu de ses obligations mondaines. Mais qu’on ne s’y méprenne pas, les personnages woolfiens n’acceptent qu’on les enferme ni en vase clos ni dans une catégorie définitive. Silencieux, amoureux de la solitude, ils ressentent aussi le besoin d’évasion, de se rapprocher de la nature — comme Jacob — pour accéder à leur vérité. Concentrés apparemment sur eux-mêmes, ils observent. Ils observent les hommes, et certains, Mrs. Dalloway ou Mrs. Ramsay par exemple, connaissent « les gens presque d’instinct ». Ces individualistes forcenés, ces égocentriques proclamant avec Katharine : « Ne pensez-vous pas que l’absence de relations avec les gens facilite notre honnêteté à leur égard », peuvent devenir l’âme de leur entourage, telle Mrs. Ramsay, dont la personnalité rayonne encore longtemps après sa mort. Mais Mr. et Mrs. Ramsay constituent des « figures symboliques du mariage, du mari et de la femme idéaux » avec autour d’eux une famille unie par le charme de la mère ; par contre, le couple et la famille Pargiter s’effritent à cause de cette même mère. Et si Suzanne (The Waves) — très proche du cycle de la nature — se voue entièrement à sa vocation de femme, Isa (Between the Acts) la refuse résolument. Ainsi se réalise la fluctuation chère à V. Woolf, cristallisée en l’étrange personnage d’Orlando, dont la personnalité et le sexe varient au cours des siècles.