Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
W

White (Patrick) (suite)

En quelques romans, White va développer les thèmes et symboles d’une même immense crucifixion. Dès Eden-Ville, le thème de la souffrance s’imposait. Avec The Tree of Man (1955, l’Arbre d’homme), ses héros prennent une stature biblique. Ce sont des pionniers dans la brousse, harcelés par les plaies du feu, de l’inondation et de la sécheresse, et qui trouvent peu à peu dans l’affrontement du danger et la pénurie la force du dépassement de soi. Avec Voss (1957), White fait de l’exploration du continent australien le symbole d’une quête mystique. Voss, explorateur allemand, fascine ses compagnons, qu’il entraîne « vers les splendeurs gothiques de la mort ». De cette superbe catastrophe, il reste pourtant la légende exemplaire des conquérants de l’inutile : « Voss demeure dans ce pays. Sa légende sera écrite un jour par ceux qu’il a troublés. » En 1961, Riders in the Chariot (le Char des élus), probablement son œuvre la plus forte, pousse encore plus loin l’alliance si caractéristique de la fatalité biblique, de la comédie de mœurs et de l’allégorie spirituelle. Les quatre personnages du roman n’ont en commun qu’une vision du « char de feu d’Ézéchiel » qui les emporte, élus du Dieu terrible et ironique qui les brise pour les grandir. Tous les illuminés succombent au mirage spirituel. Seule la grosse Mrs. Godbold, par sa simplicité, résiste dans son faubourg de Sarsaparilla, qui sert aussi de cadre aux nouvelles de The Burnt Ones (les Échaudés, 1964), où se retrouve le thème du feu.

La même quête du Royaume revient dans The Solid Mandala (le Mystérieux Mandala, 1966), qui porte en épigraphe la phrase d’Eluard : « Il y a un autre monde, mais il se trouve dans celui-ci. » Le roman raconte la longue vie commune de deux jumeaux, dont l’un est intelligent mais stérile, l’autre demeuré mais capable de la perception de l’essentiel. The Vivisector (le Vivisecteur, 1970) reprend les mêmes thèmes autour d’une vieille fille illuminée : l’artiste est le vivisecteur qui, tel Dieu, perce le secret des choses en son acte de création.

L’ampleur épique de White peuple la brousse australienne de mystiques quotidiens, d’illuminés et de visionnaires. Mais, chez White, l’épopée s’inspire d’un amour exigeant de la vie qu’écœure le mode de vie moderne. Prophète du réarmement spirituel, satiriste indigné des médiocres et des pharisiens, White est un romancier à l’état brut, touffu et puissant, outrancier et naïf, paradoxal comme son pays, où les gratte-ciel côtoient l’âge de pierre. Son symbolisme chrétien, tiré de l’Ancien Testament, manque de charité : il exige que ses créatures se dépassent jusque dans la mort. Mais ce romancier du bout du monde a changé l’image de l’Australie en faisant de l’ancien pénitencier la nouvelle Jérusalem d’une exigence spirituelle oubliée sous d’autres tropiques.

J. C.

 B. Argyle, Patrick White (Édimbourg, 1967). / G. A. Wilkes (sous la dir. de), Ten Essays on Patrick White (Londres, 1970).

Whitman (Walt)

Écrivain américain (West Hills, Long Island, 1819 - Camden, New Jersey, 1892).


Walt Whitman est maintenant reconnu comme le plus grand poète américain, pour un seul recueil de vers, Feuilles d’herbe (Leaves of Grass), sans cesse repris, grossi et enrichi dans les neuf éditions qui se succèdent, du mince volume à compte d’auteur de 1855 à l’imposant recueil de 1892. La poésie brute de Whitman est celle d’un poète à l’état sauvage, indifférent à la rhétorique traditionnelle, et qui se chante lui-même et le monde en un hymne spontané, libre, hardi. Trop hardi même : Whitman fut accusé d’obscénité, censuré, interdit, renvoyé. Il ne plut, de son vivant, ni aux puritains, dont il était si proche, ni au peuple, pour lequel ce grand démocrate prétendait écrire, ni aux clercs. Au xxe s., la nouvelle critique — et en particulier T. S. Eliot — garde une attitude très prudente devant cette œuvre non rhétorique. Et si les tabous sexuels sont tombés, les intellectuels sont gênés par ce grand préfreudien qui chante à pleine voix son étrange vie sexuelle plutôt qu’il ne l’explique.


« Je me célèbre et me chante moi-même. »

Ce premier vers du « Chant de moi-même » (« Song of Myself »), le plus long poème des Feuilles d’herbe, définit parfaitement l’inspiration lyrique et autobiographique de l’œuvre. L’auteur y parle uniquement et crûment de lui-même, de sa vie et de sa mort, de son corps et de son âme troublée. Mais, parlant de lui, il parle de nous :
Et ce que je prends à mon compte, tu le prendras à ton compte,
de nous, et de la terre, de la mer, du monde, où chaque être est à la fois seul et partie, comme feuille d’herbe parmi les feuilles d’herbe.

Il est né, près de la mer, le 13 mai 1819, dans une petite ferme de Long Island où son père était à la fois fermier et charpentier. Il a quatre ans quand son père s’installe comme charpentier à Brooklyn, bourg d’alors 7 000 habitants, relié à New York par un bac. Le cadre rural de cette enfance en bord de mer le marque à jamais, ainsi que le quakerisme du côté maternel, et la dure ténacité du père. À onze ans, il quitte l’école pour devenir saute-ruisseau chez un homme de loi. Autodidacte, il lit énormément, surtout Scott, mais aussi la Bible, Homère, Eschyle, Byron et Shakespeare, « malgré son féodalisme ». Car Whitman, comme son père, est d’emblée un radical, admirateur de Thomas Paine, haïssant rois et prêtres, sympathisant avec les révolutions, un démocrate qui croit que la société est faite pour le bonheur des hommes, un de ces esprits à la fois très religieux et très radicaux si caractéristiques de l’Amérique : « Je sens très bien, écrit Gide, que Whitman ne pouvait naître qu’américain. » À douze ans, il entre en apprentissage comme typographe dans un journal, où on lui laisse écrire de menus articles. En 1836, pendant deux ans, il devient « instituteur itinérant », logé chez les fermiers de Long Island, dont il instruit les enfants. En 1838, il essaie de lancer un hebdomadaire, The Long Islander, qu’il écrit, imprime et livre lui-même. Ce grand gaillard manifeste déjà ce curieux mélange d’activité et de nonchalante paresse si caractéristique de son côté anarchiste. En 1840, il entre en politique et fait campagne pour le candidat démocrate à la présidence, puis reprend son métier de typographe à New York. Il publie des nouvelles dans la Democratic Review, dont certaines inspirées par la noirceur mélodramatique de Poe, comme « Death in the school-room ». Rédacteur à l’Aurora puis au Tattler, il se distingue par un éditorial où il accuse la police d’avoir « kidnappé » des prostituées de New York. En 1842, il publie un très mauvais roman antialcoolique, Franklin Evans, qui fut ironiquement son seul best-seller. De 1843 à 1848, il est rédacteur de plusieurs journaux de New York et, pendant deux ans (1846-1848), rédacteur en chef du Brooklyn Eagle, quotidien démocrate, où il prend des positions politiques avancées, dénonce le vieux système européen, interviewe des célébrités, sort souvent au théâtre, tout en se ménageant de longues marches solitaires et des bains de mer quotidiens. Un différend politique lui fait quitter l’Eagle. Il prend la direction du Crescent de La Nouvelle-Orléans pendant trois mois en 1848. Le voyage est pour lui l’occasion de découvrir la grandeur de l’Amérique, dont il est de plus en plus convaincu qu’elle est la terre de l’avenir et du bonheur de l’homme : radicalisme et patriotisme vont chez lui de pair. Il reprend son métier de journaliste au Freeman. En septembre 1849, quand les locaux brûlent, il se retire chez ses parents, où il travaille à l’entreprise de charpenterie et de construction.