Voltaire (François Marie Arouet, dit) (suite)
L’ironie du « conteur »
Elle est intacte dans les romans et les contes « philosophiques », parce qu’ils n’ont pas été écrits pour le progrès de la réflexion ou de la discussion, mais pour le plaisir, en marge des autres œuvres. Voltaire y a mis sa pensée telle qu’il la vivait au plus intime de son être ; elle s’y exprime dans le jaillissement, apparemment libre, de la fantaisie. Ce qui est ailleurs argument polémique est ici humeur et bouffonne invention. La technique du récit, le sujet des Contes, leur intention ont changé selon les circonstances de la rédaction : Micromégas est plus optimiste, Candide plus grinçant, l’Ingénu plus dramatique, l’Histoire de Jenni plus émue ; ils sont l’écho des préoccupations intellectuelles de Voltaire et de sa vie à divers moments, mais dans tous il s’est mis lui-même, totalement, assumant ses contradictions (car il est à la fois Candide et Pangloss) et les dépassant (car il n’est ni Pangloss ni Candide), répondant aux questions du monde qui l’écrase par une interrogation socratique sur ses expériences les plus profondes : car l’ironie y est elle-même objet d’ironie ; elle enveloppe le naïf, dont les étonnements font ressortir l’absurdité des hommes et la ridiculisent. Elle vise non plus seulement les préjugés et la sottise, mais l’homme en général, être misérable et fragile, borné dans ses connaissances et dans son existence, sujet aux passions et à l’erreur, qui ne peut pas considérer sa condition sans éclater de rire. Ce rire n’anéantit pas ses espérances ni la grandeur de ses réussites, mais signale leur relativité (voyez Micromégas). La finitude et la mort frappent d’ironie toute existence humaine : en épousant l’ironie du destin, en ironisant avec les dieux, l’homme échappe au ridicule, s’accorde à lui-même et à sa condition, et se donne le droit d’être grand selon sa propre norme.
L’ironie de Voltaire est libération de l’esprit et du cœur. Ce que sa pensée peut avoir de rhétorique, de tendancieux, de court quand elle s’exprime dans des tragédies, des discours en vers ou même dans des dialogues, est brûlé au feu de l’ironie. Il n’est dupe d’aucune imposture, d’aucune gravité ; il s’évade par le rire et rétablit le sérieux et le sentimental sans s’y engluer. Il ne court pas le risque de tourner à vide, de tomber dans le nihilisme intellectuel et moral du « hideux sourire » : nullement dérobade d’un esprit égoïste qui ricanerait de tout et ne voudrait jamais s’engager, l’ironie voltairienne est appel au courage et à la liberté ; elle est généreuse.
H. C.
G. Desnoiresterres, Voltaire et la société française au xviiie siècle (Didier, 1867-1877 ; 8 vol.). / G. Lanson, Voltaire (Hachette, 1906 ; nouv. éd. revue par R. Pomeau, 1960). / J. R. Carré, Consistance de Voltaire. Le philosophe (Boivin, 1938). / R. Naves, le Goût de Voltaire (Garnier, 1938) ; Voltaire, l’homme et l’œuvre (Boivin, 1942). / N. L. Torrey, The Spirit of Voltaire (New York, 1938 ; nouv. éd., 1968). / I. O. Wade, Voltaire and Mme du Châtelet. An Essay of the Intellectual Activity at Cirey (Princeton, 1941) ; Studies on Voltaire (Princeton, 1947 ; nouv. éd., New York, 1967) ; The Search for a New Voltaire (Philadelphie, 1958) ; Voltaire and Candide (Princeton, 1959 ; nouv. éd., 1972) ; The Intellectual Development of Voltaire (Princeton, 1969). / R. Pomeau, Voltaire par lui-même (Éd. du Seuil, coll. « Microcosme », 1955) ; la Religion de Voltaire (Nizet, 1956) ; Politique de Voltaire (A. Colin, coll. « U », 1963). / F. Diaz, Voltaire storico (Turin, 1958). / P. M. Conlon, Voltaire’s Literary Career from 1728 to 1750 (Droz, Genève, 1961). / R. Mauzi, l’Idée du bonheur dans la littérature et la pensée françaises au xviiie s. (A. Colin, 1961). / R. S. Ridgway, la Propagande philosophique dans les tragédies de Voltaire (Droz, Genève, 1961). / R. A. Brooks, Voltaire and Leibniz (Droz, Genève, 1964). / J. Ehrard, l’Idée de nature en France dans la première moitié du xviiie s. (S. E. V. P. E. N., 1964 ; 2 vol.). / J. Orieux, Voltaire ou la Royauté de l’esprit (Flammarion, 1966). / J. Van den Heuvel, Voltaire dans ses contes. De « Micromégas » à « l’Ingénu » (A. Colin, 1967). / T. Besterman, Voltaire (Londres, 1969).
On peut également consulter les Studies on Voltaire and the Eighteenth Century (Genève, puis Banbury, 1955 et suiv.), collection qui comporte actuellement plus de cent volumes et à laquelle appartiennent plusieurs des ouvrages cités ci-dessus.