Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
V

Voltaire (François Marie Arouet, dit) (suite)

Il voit agir dans l’histoire trois sortes de causes : les grands hommes, le hasard et un déterminisme assez complexe, où se combinent des facteurs matériels, comme le climat et le tempérament naturel des hommes, et des facteurs institutionnels, comme le gouvernement et la religion. De ces dernières causes, il ne cherche pas à démêler le « mystère », de peur de tomber dans un systématisme à la Montesquieu : il lui suffit d’affirmer que tout s’enchaîne. Le hasard est ce qui vient dérouter les calculs humains, les petites causes produisant les grands effets : ici encore, Voltaire est en garde contre une explication trop ambitieuse de l’histoire. Quant aux grands hommes, ils peuvent le mal comme le bien, selon leur caractère et selon le moment où ils apparaissent ; ceux qui comptent aux yeux de l’historien sont ceux qui ont conduit leur pays à un sommet de civilisation : Périclès, Philippe et Alexandre dans la Grèce antique, César et Auguste à Rome, les Médicis au temps de la Renaissance italienne, Louis XIV dans la France du xviie s. Voltaire n’ignore pas que ces grands hommes ont rencontré des circonstances favorables et ont été puissamment secondés, qu’ils n’ont pas tout fait par eux-mêmes, que, dans l’intervalle des siècles de « génie », l’humanité a continué à progresser, mais son scepticisme et son pessimisme sont plus satisfaits de reporter sur quelques individus exceptionnels l’initiative et la responsabilité de ce qui fait le prix de la vie humaine.

Se fiant trop à la valeur universelle de sa raison et de son expérience, Voltaire est trop prompt à condamner comme impossible ce qui leur est étranger ; il écrit l’histoire en polémiste et, malgré son désir de tout comprendre, en civilisé de l’Europe occidentale ; ses jugements sont orientés par les combats philosophiques, par les problèmes propres à son époque et par les intérêts d’un homme de sa culture et de son milieu ; il est assez mal informé des mécanismes économiques ; il considère comme plus agissantes les volontés humaines ; il a délibérément renoncé à rendre compte du mouvement de l’histoire par un principe philosophique, métaphysique, sociologique ou physique : il pense que l’histoire, à son époque, doit devenir une science, non pas parce qu’elle formulera des lois générales, mais parce qu’elle établira exactement les faits et déterminera leurs causes et leurs conséquences. Plusieurs de ces défauts qu’on reproche à Voltaire sont sans doute des qualités ; en tout cas, les discussions actuelles sur l’ethnocentrisme ou sur la possibilité d’une histoire scientifique prouvent qu’on ne peut opposer à la conception voltairienne de l’histoire que des conceptions aussi arbitraires. Il reste que Voltaire a débarrassé l’histoire de la théologie et de toute explication par la transcendance, et qu’il l’a, en sens inverse, arrachée à l’événementiel, à la collection minutieuse de faits particuliers. Historien humaniste, il a établi un ordre de valeurs dans les objets dont s’occupe l’histoire, mettant au premier rang le bonheur sous ses formes les plus évoluées ; il a ainsi fait apparaître un progrès que l’historien ne doit pas seulement constater, mais auquel il doit contribuer en inspirant l’horreur pour les crimes contre l’homme ; au récit des actions commises par les « saccageurs de province » qui « ne sont que des héros », il a tenté de substituer le récit d’une action unique : la marche de l’esprit humain.


Le philosophe

Si le philosophe est celui dont toutes les pensées, logiquement liées, prétendent élucider les premiers principes de toutes choses, Voltaire n’est pas un philosophe ; ce qu’il appelle philosophie est précisément le refus de la philosophie entendue comme métaphysique. Qu’est-ce que Dieu, pourquoi et quand le monde a-t-il été créé, qu’est-ce que l’infini du temps et de l’espace, qu’est-ce que la matière et qu’est-ce que l’esprit, l’homme a-t-il une âme et est-elle immortelle, qu’est-ce que l’homme lui-même ? Toutes ces questions posées par la métaphysique, l’homme ne peut ni les résoudre ni les concevoir clairement. Dès qu’il raisonne sur autre chose que sur des faits, il déraisonne ; la science physique, fondée sur l’observation et l’expérience, est le modèle de toutes les connaissances qu’il peut atteindre ; encore n’est-il pas sûr qu’elle soit utile à son bonheur. L’utilité est en effet le critère de ce qu’il faut connaître, et le scepticisme, pour Voltaire comme pour la plupart des penseurs rationalistes de son temps, le commencement et la condition de la philosophie. Mais le doute n’est pas total ; il épargne quelques fortes certitudes : que l’existence du monde implique celle d’un créateur, car il n’y a pas d’effet sans cause, et que ce créateur d’un monde en ordre est souverainement intelligent ; que la nature a ses lois, dont l’homme participe par sa constitution physique, et que des lois morales de justice et de solidarité, dépendant de cette constitution, sont universellement reconnues, même quand elles imposent des comportements contradictoires selon les pays ; que la vie sur cette terre, malgré d’épouvantables malheurs, mérite d’être vécue ; qu’il faut mettre l’homme en état de la vivre de mieux en mieux et détruire les erreurs et les préjugés qui l’en séparent. Toute la philosophie se ramène ainsi à la morale, non pas à la morale spéculative, mais à la morale engagée, qui peut se faire entendre sous n’importe quelle forme, tragédie, satire, conte, poème, dialogue, article de circonstance, aussi bien que sous l’aspect consacré du traité. Voltaire a pourtant été obsédé par les questions qu’il déclarait inutiles et insolubles : elles étaient au cœur de ses polémiques. Son esprit critique se dressait contre un optimisme aveugle fondé sur un acte de foi ou sur des raisonnements à la Pangloss ; dès le début, il n’était optimiste que par un acte de volonté ; le Mondain, si on le lit bien, faisait la satire d’un jouisseur que n’effleure aucune inquiétude ; ses malheurs personnels confirmèrent à Voltaire l’existence du mal, ils ne la lui apprirent pas ; dire qu’il ait été bouleversé et désemparé par le tremblement de terre de Lisbonne, c’est gravement exagérer ; mais il s’en prit aux avocats de la Providence avec irritation et tristesse parce qu’il refusait de crier « tout est bien » et de justifier le malheur comme une ombre à un beau tableau ; il condamnait tout aussi énergiquement ceux qui calomniaient l’homme, les misanthropes comme Pascal, et, croyant en un Dieu de bonté, il détestait l’ascétisme et la mortification. Il lui fallait se battre sur deux fronts, puis sur trois quand entra en lice l’athéisme matérialiste. Parce que son argumentation devait changer selon ses adversaires, il n’hésita pas à se contredire en apparence, unissant en réalité dans des associations toujours plus riches les arguments qu’il employait successivement : le tremblement de terre de Lisbonne lui sert, en 1759, à réfuter Leibniz et Pope, mais la sécurité des voyages « sur la terre affermie » lui sert, en 1768, dans l’A. B. C., à rassurer ceux qui ne voient dans la création que le mal ; la métaphysique de Malebranche est sacrifiée vers 1730 à la saine philosophie de Locke et de Newton, mais l’idée malebranchiste du « Tout en Dieu » est développée dans un opuscule de 1769 et mise au service d’un déterminisme universel déiste, opposé et parallèle au déterminisme athée. Voltaire ignore la pensée dialectique, que Diderot était tout près de découvrir ; il ne sait pas faire sortir la synthèse du heurt entre la thèse et l’antithèse ; il ne peut qu’appuyer, selon le cas, sur le pour ou sur le contre, non pour s’installer dans un juste milieu, mais pour les affirmer comme solidaires, chacun étant la condition et le garant de l’autre : ce faisant, il ne se livre pas à un vain jeu de l’esprit ; il est persuadé qu’une vue unilatérale mutile le réel et que, dans l’ignorance où est l’homme des premiers principes et des fins dernières, le sentiment des contradictions assure sa liberté. Une prodigieuse prestesse d’intelligence, une aptitude sans égale, au moment où il affirme une idée, à saisir et à préserver l’idée contraire, une adresse géniale à l’ironie, qui est le moyen d’expression de cette aptitude, telles sont les qualités de Voltaire philosophe. Sa pensée est inscrite dans l’histoire de l’humanité. Il a passionné plusieurs générations pour la justice, la liberté, la raison, l’esprit critique, la tolérance ; on peut redemander encore à son œuvre toute la saveur de ces idéaux, si l’on a peur qu’ils ne s’affadissent.