Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
V

visionnaire (architecture) (suite)

Une révolution graphique

Peut-on, à ce propos, parler d’artistes révolutionnaires ? La tendance à une composition plus libre n’y suffirait pas ; et le réel attachement à l’aristocratie qui faillit coûter la vie à Ledoux, à Boullée ou à Bélanger* plaiderait dans un autre sens. Il ne serait guère plus exact de voir en Ledoux un artiste maudit : le priapisme « préfiguré » dans deux de ses projets reste assez puéril, et la ruine d’une partie de son œuvre n’a rien d’exceptionnel. L’érudition, à la recherche des sources de l’architecture moderne des années 1925-1935, est responsable de l’arbitraire de ces étiquettes. Quand un Emil Kaufmann a cru bon de sélectionner ce qui, dans le néo-classicisme (v. classicisme), lui semblait rompre avec le passé et se rattacher à notre époque, il a tout au plus décelé les rapports intimes entre ce style international et le vieux courant visionnaire aux prises, mais au nom de l’Antiquité, avec la raison classique. Les élèves de Jacques François Blondel (1705-1774) ou de Jean Laurent Legeay (v. 1708 - v. 1790), acquis aux idées philosophiques et initiés par les Italiens antibaroques et par le néo-palladianisme anglais, ont certes proposé leurs architectures imaginaires pour frapper l’opinion ; mais le fait n’autorise pas à y voir une volonté de rupture.

Quand Étienne Louis Boullée (1728-1799) conçoit une architecture d’ombre, ensevelie, d’un romantisme étrange et colossal, il se souvient du pittoresque théâtral de Giovanni Niccolo Servandoni (1695-1766) ; et il reste dans la lignée rationaliste de Soufflot* lorsqu’il cherche à améliorer les coupoles ou bien déclare : « Rien de beau si tout n’est sage. » Cependant, il rejoint les visées cosmiques des empereurs romains ou byzantins dans son projet sphérique de cénotaphe à Newton (1784), plus encore dans celui d’un temple à la nature (1793), où la Terre mère trône dans une grotte, au sein d’un amphithéâtre couvert par une voûte céleste. Bien moins réalisables étaient les globes similaires conçus par Jean Nicolas Sobre (v. 1755 - v. 1802 ; temple d’immortalité), par Antoine Vaudoyer (1756-1846 ; maison d’un cosmopolite) ou par Ledoux (maison des gardes agricoles de Mauperthuis, catacombes pour la ville idéale de Chaux). Tous ces artistes puisent dans les commentaires graphiques d’une antiquité élargie par les récentes découvertes une vision d’autant plus abstraite qu’elle reste souvent (à l’opposé de la démarche anglaise d’un Nash* ou d’un Soane*) un simple jeu de l’esprit, plus grave et digne chez Boullée, plus inventif et fantaisiste chez Ledoux, auteur des barrières de Paris (1785-1789).

Le caractère théorique de tels projets a dû motiver le mépris de leurs auteurs, décelable dans les plans et les coupes, pour la structure des murs de refend et des charpentes. On en vient à considérer le dessin pour lui-même, œuvre d’art « planaire » aux effets de lumière et d’ombre soigneusement équilibrés. S’il y a rupture, elle est là : dans ces beaux plans à l’usage des profanes, grandiloquents comme la littérature qui les accompagne ; dans ces « grandes machines » qui vont se multiplier avec le premier Empire et finiront par discréditer un enseignement académique fondé sur les projets de concours.


Les prophètes du xxe siècle

L’âpreté des « gothiques » rationalistes (tel Viollet-le-Duc*) à dénoncer la vacuité de tels projets, l’attirance aussi pour l’insolite, assez naturelle en période d’éclectisme* — voir aussi bien les poèmes baudelairiens, les Voyages extraordinaires de Jules Verne ou le Palais idéal de Ferdinand Cheval (Hauterives, Drôme, 1879-1912) —, vont permettre la réaction « fin de siècle » connue sous le nom d’Art* nouveau, où émerge tout l’acquis visionnaire.

L’œuvre du Catalan Gaudí* est, à cet égard, exemplaire. La recherche d’une dynamique dérivée de celles des Andalous et des gothiques conduit cet architecte à l’emploi généralisé de la parabole et des surfaces à double courbure engendrées par une droite, qui symbolisent à ses yeux le mystère de la Trinité. Ces poèmes de pierre, de céramique, de métal, à la gloire des abysses dans la Casa Milá, ou du Jardin d’Éden au portail de la Sagrada Familia, ne pouvaient que paraître incongrus dans les années 25, quand les conditions sociales et économiques eurent provoqué un retour aux formes pures, exprimées dans leur rigueur nue, mais trahies par une imagination qui se croyait jacobine et n’était que primaire. Si le béton coulé en coffrages rectilignes jouait alors un rôle capital, d’autres techniques, tout en restant soumises au mythe du matériau, allaient permettre de réaliser les vieux rêves, grâce aux efforts de certains ingénieurs, visionnaires à leur façon : Eugène Freyssinet (1879-1962), Bernard Lafaille (1900-1955), Richard Buckminster Fuller (né en 1895), Konrad Wachsmann (né en 1901) entre autres.

L’utopie avait gardé ses fidèles : en 1914, la ville futuriste d’Antonio Sant’Elia (1888-1916) sacrifiait avec une souplesse organique à la « beauté-vitesse » ; en 1920, Bruno Taut (1880-1938) publiait Alpine Architektur et prônait une fantaisie teintée de messianisme avec ses amis du « Novembergruppe ». Mais c’est surtout F. L. Wright*, imprégné d’Art nouveau, qui devait dominer son demi-siècle, en attendant le retour en force, dans le cadre d’un bouleversement des conceptions psychologiques et plastiques, de visionnaires à la recherche des « mondes possibles » (selon l’expression du peintre Klee), tel aux États-Unis un Paolo Soleri (né en 1920).

Aujourd’hui, même quand la technique seule est en vue, on aboutit souvent à une production visionnaire (dômes géodésiques de Fuller, certaines structures gonflables, tendues ou mobiles), tandis qu’on peut retrouver sous l’étiquette « prospective » bien des idées folles, des imaginations extravagantes, des desseins chimériques, tout ce qui, au dire des lexicographes, caractérise le visionnaire. On retrouve évidemment l’héraldisme des emboîtements, des trames triangulaires déterminant des jeux de prismes translucides (la chapelle édifiée en 1951 à Palos Verdes, en Californie, par le fils de Wright, Lloyd [né en 1891]...) ou des espaces clos de structures plissées (Breuer*...). Le goût pour le « rupestre » gagne jusqu’aux habitations et tente d’abolir les limites entre l’architecture et la sculpture — le fait est sensible dès 1920 à la tour Einstein, élevée à Potsdam par Erich Mendelsohn (1887-1953), ou en 1950 à la chapelle de Ronchamp, due à Le Corbusier*. Enfin, la continuité de l’espace est prétexte à restaurer la magie des symboles. La spirale, modèle de croissance illimitée proposé par Le Corbusier en 1939, fournit le cône évasé du musée Guggenheim de New York (F. L. Wright, 1943-1959 — à comparer à la pyramide inversée projetée en 1955 par Niemeyer* pour le musée de Caracas) ; elle peut aussi bien se lover sur elle-même, comme à l’église de Forbach (1971), d’Emile Aillaud (né en 1902), ou à la maison élevée en 1950-1957 à Norman, en Oklahoma, par Bruce Goff (né en 1904). Les maisons-escargots, si nombreuses aujourd’hui, sont-elles un défi dérisoire ou un geste vers l’inconnaissable ?

L’architecture était, naguère encore, un art de synthèse, intimement lié à un type de culture. En isolant un à un ses composants, les visionnaires d’aujourd’hui ne font que préparer les éléments d’un nouvel ordre. Celui-ci fournira-t-il enfin aux hommes de tous les continents un univers raisonnable, délivré de ses fantasmes ?

H. P.

➙ Architecture / Classicisme / Romantisme.