Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
V

Villon (François) (suite)

On peut admirer, si l’on veut, Villon d’avoir ainsi pris soin des déshérités, victimes de leur faible nature, de leur mauvais sort, de la méchanceté humaine et de l’injustice sociale. On peut aussi apprécier l’habileté d’un plaidoyer qui fait d’un cas personnel une cause collective, les fautes et les erreurs du voleur se confondant avec tous les malheurs des faibles. Le repentir, qui semble inspirer les 832 premiers vers du Testament, débouche alors sur la révolte : dans les deux cas, la culpabilité s’estompe pour faire place à l’évidence d’une fatalité. L’ironie du discours poétique, s’attaquant à tous les préjugés qui condamnent les fautes, ne laisse plus subsister que les refrains lyriques, où se résume le fatalisme du petit peuple. On peut enfin spéculer sur les références à l’amour, en se demandant quelle part d’amour déçu cache cette amertume. Mais il est bien difficile d’estimer la sincérité du sentiment ou la philosophie de l’érotisme dans un texte dont le langage est presque toujours équivoque.

En effet, la poésie de Villon se fonde sur l’ambivalence de mots qui se situent au carrefour de significations diverses. Elle peut jouer sur les différents signifiés d’une même unité lexicale, l’un se situant par exemple dans la fiction du personnage cédant ses biens, l’autre dans le registre des métaphores grossières (bruit, branc, bourse, etc.). Elle peut aussi jouer sur le rapprochement incongru entre le signifié et un objet réel auquel on se réfère (le heaume, élément de l’armure, et enseigne d’une taverne). Mais il est impossible d’appliquer à cette poésie un décodage systématique, car, à chaque instant, l’auteur renouvelle ses procédés, créant des associations nouvelles entre les différents niveaux ou domaines du langage. Toutes les tentatives de la critique pour réduire à un seul système cette création poétique ne peuvent qu’aboutir à une distorsion : c’est le cas, en particulier, de ceux qui cherchent à surprendre dans les métaphores le code d’une société secrète ou qui décryptent de prétendues anagrammes donnant les noms des personnages fréquentés par Villon. L’usage occasionnel de ces subterfuges entre dans un projet plus souple et plus complexe, qu’on ne peut comprendre que dans le mouvement même du texte. Ainsi, les girofles dont il fait cadeau au notaire Basenier font penser aux métaphores de la violence (la gifle) ; elles sont, en tant qu’épices, la concrétisation d’une pratique souvent reprochée aux gens de justice ; mais l’humour se renforce du fait que l’envoi s’adresse au frère de l’épicier. Une telle surdétermination dans l’emploi des mots peut paraître enfermer le message dans un labyrinthe inextricable. Mais dans quel but le poète a-t-il ainsi surchargé son discours ?

Ce langage poétique ne cherche pas à enfermer le sens, mais à l’ouvrir. Ne partons pas du seul Testament pour en juger ; songeons à la fantaisie des poésies diverses ! Il s’agit de rompre le carcan du langage officiel, y compris celui des poètes de cour. Cette manœuvre linguistique est d’ailleurs en accord avec le rôle que le poète donne à son personnage, avec sa volonté de briser les barreaux, ceux de l’« amoureuse prison » comme ceux, de fer ou de foi, derrière lesquels la société enferme les non-conformistes. La poésie, ici, se confond avec une entreprise de libération. Encore faut-il mesurer objectivement les limites de ce mouvement libérateur. Certains ont surtout pensé au roman, noir ou amoureux, d’un homme dont nos textes donnent bien une image vraisemblable : mais la vraisemblance peut être une fabrication littéraire. D’autres croient entendre l’expression du sentiment populaire qui proteste et revendique : fonction peut-être objective et inconsciente, mais qui ne correspond pas à celle, voulue et affirmée, dans les « leçons » ou dans l’appel aux amis.

Il faut, pour l’interpréter, essayer de situer, comme on l’a souvent tenté, la démarche de cette poésie dans le contexte culturel de l’époque. Cherchant à expliquer Rabelais, M. Bakhtine décrit la culture populaire en évoquant l’image du carnaval. On peut formuler des réserves sur le qualificatif de populaire appliqué, par illusion romantique ou parti pris politique, à une contre-culture élaborée par des clercs et des « escoliers », véhiculée par des amuseurs professionnels, utilisée parfois comme moyen de pression par des groupes influents (bourgeois parisiens, propagandistes bourguignons), mais plus souvent servant à divertir les grands. Reste que la structure carnavalesque caractérise bien ce mouvement de révolte et de libération imaginaire qui s’exprime de temps en temps, dans la fête des fous par exemple, mais qui devient institution avec les compagnies de sots et les représentations qu’elles donnent au théâtre. Par son style et son rire, par ses thèmes et ses idées, par les personnages qu’il évoque (Prince des Sots, Galants, « ... rians, plaisans en fais et dis... »), par le masque et la silhouette qu’il se donne, Villon se rattache à ce petit monde d’intellectuels non conformistes, sorte de « bohème » côtoyant par goût ou par nécessité les tricheurs et les voleurs, les prostituées et les souteneurs, mais qui doit à son savoir livresque autant qu’à son talent indépendant d’avoir exercé une influence déterminante sur tous les genres comiques et satiriques. Certes, il convient de distinguer ce mouvement satirique d’autres entreprises littéraires, dictées par le souci de fustiger les vices et de diriger les consciences, celles des princes comme celles de la bourgeoisie. Villon ne sert que d’une manière fugitive la cause de la morale officielle. Mais n’exagérons pas la valeur subversive de sa poésie. Comme les sotties et les fatrasies, celle-ci a fait rire aussi la noblesse et la riche bourgeoisie.

Une double restriction s’exerce, en effet, sur la liberté de ses propos. La première tient, précisément, au milieu auquel il se rattache, et dont les préoccupations n’ont dû rencontrer qu’occasionnellement les aspirations profondes du peuple : le monde des « copains » est le type même de la société fictive, éphémère et restée adolescente. La seconde tient à la nature purement négative de ce langage dont le scandale apporte un exutoire imaginaire aux désirs réprimés, plutôt qu’il ne leur propose de véritable issue. Reste que, donnant la parole, mieux qu’on ne l’avait fait avant lui, à la rébellion instinctive contre l’ordre des choses, Villon a ouvert avec la conscience humaine un dialogue dont nous comprenons mieux la modernité après la lecture d’un Lautréamont, d’un Rimbaud et même des surréalistes.

D. P.