Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
V

ville (suite)

La dernière faiblesse des marchés tient à leur caractère spéculatif. Le prix de la terre non seulement reflète ses usages actuels et anticipés, mais aussi fluctue en fonction de la recherche de sécurité des détenteurs d’épargne. Dans la mesure où il est facile aux utilisateurs du sol urbain de répercuter dans leurs prix de revient les charges foncières, rien ne vient freiner la hausse des terrains : celle-ci n’a plus rien à voir avec les prévisions d’utilisation, qui donnent d’habitude un sens au pari de celui qui spécule et prend un risque en favorisant l’émergence de l’avenir qu’il entrevoit. Les marchés fonciers jouent un rôle non négligeable dans le développement des pressions inflationnistes dans nos sociétés.

Dans certains cas, le jeu des automatismes favorise aussi l’apparition de ségrégation : d’une pièce de terre à l’autre, les économies et les déséconomies externes sont fréquentes. Lorsqu’un nouveau venu utilise son sol de manière à créer des gênes alentour, on ne peut lui faire supporter la perte qu’il suscite. Les propriétaires conscients se hâtent donc de vendre et d’aller s’installer ailleurs ; dans le quartier qu’ils quittent, la situation se transforme très vite : un ghetto se forme ; là où ils s’implantent, instruits par l’expérience, ils multiplient les armes pour se défendre de mauvaises surprises. On a souvent souligné depuis une dizaine d’années le rôle des marchés fonciers dans les problèmes ethniques des grandes villes américaines. On leur a peut-être fait la part trop belle, la crise spatiale ne traduit, dans ce cas, qu’une tension nouvelle au sein de la pyramide sociale américaine.

L’analyse des externalités proposée à propos des ghettos a cependant le mérite de montrer comment la trame même de l’espace urbain se différencie, comment de petites cellules de voisinage se créent, suscitent des avantages mutuels, puis luttent pour éviter que ceux-ci ne disparaissent : cela rend sensible l’opposition, qu’il est impossible d’éviter, entre les objectifs que poursuivent les citadins ; ceux-ci veulent bénéficier à la fois des avantages de la transparence et de l’accessibilité générale et de ceux qu’autorise la formation de petites communautés fortement cimentées et chaleureuses.

Il apparaît au total impossible, dans le monde moderne, d’arriver à une organisation raisonnable de l’espace urbain sans faire une certaine place à la planification ; le problème est de trouver une procédure qui soit suffisamment souple pour ne pas figer les villes dans des formes qui les gêneraient rapidement.

La poursuite des avantages urbains entraîne donc, par suite de leur diversité et de l’inégal niveau de développement technique, une forte diversité des paysages et des forces d’organisation interne. On retrouve cette même variété lorsqu’on se penche sur la structure générale des réseaux urbains.


Les réseaux urbains

La structure de ces réseaux dépend pour une part des contraintes écologiques : nous l’avons déjà signalé en montrant combien il est difficile de créer des grandes villes tant que la technologie des transports demeure médiocre. La révolution du navire à vapeur et celle du rail ont bouleversé ces conditions : il est maintenant possible de faire vivre des groupes nombreux n’importe ou dans le monde. La difficulté, du point de vue écologique, ne résulte plus de la menace de disette qui guettait autrefois les villes les plus populeuses. Elle ne tient plus aux conditions d’hygiène, qui rendaient redoutable la mortalité à tous les âges et conduisaient à des épidémies désastreuses. Dans le courant du xixe s., l’adduction de l’eau, l’assainissement et le souci nouveau d’éliminer les taudis insalubres ont, pour la première fois, entraîné une réduction suffisante des causes de décès pour que le bilan naturel des cités devienne positif et pour que leur population se renouvelle sans qu’il soit nécessaire de compter sur l’immigration incessante de ruraux.

Les contraintes écologiques, significatives dans notre civilisation, sont presque toutes liées à la multiplication des pollutions. L’usage des voitures et des moteurs à combustion interne multiplie la consommation d’oxygène et entraîne le rejet de gaz toxiques en quantités importantes. Les poussières contribuent à réduire la luminosité, et les foyers de condensation qu’elles constituent provoquent une réduction très sensible de la luminosité lointaine. En matière d’eaux, il devient de plus en plus difficile de ne pas polluer les rivières qui reçoivent les effluents de la cité, même lorsque ceux-ci sont traités. Les centrales thermiques entraînent un réchauffement des cours d’eau, ce qui bouleverse leur équilibre biologique. Les nuisances se multiplient plus que proportionnellement à la population totale. Elles rendent la vie difficile dans les agglomérations millionnaires. Ainsi, au fur et à mesure que le progrès technique permet de s’affranchir d’une limite écologique à la croissance urbaine, d’autres apparaissent sous une forme différente à de plus hauts niveaux.

La division de la population urbaine d’une nation entre une multiplicité de centres s’explique donc à la fois par la nécessité de pourvoir aux besoins de relations et d’interaction de la population agricole dispersée et par des barrières écologiques qui rendent les concentrations trop coûteuses pour la collectivité lorsque certains seuils sont franchis.

En fonction des niveaux techniques, on peut distinguer trois grandes formes possibles de réseaux urbains.

Durant une très longue période, depuis l’apparition des villes jusqu’à la fin du xviiie s., début de la phase de transition des sociétés traditionnelles aux sociétés postindustrielles, la part de la population qui pouvait se regrouper dans les cités était très réduite, nous l’avons vu. Cela tenait à la fois à la faible productivité de l’agriculture et à l’inefficacité des transports. Il fallait généralement cinq ou six familles d’agriculteurs, parfois plus, pour assurer l’existence d’un artisan, d’un commerçant ou d’un homme de loi. Tous ne résidaient d’ailleurs pas à la ville : rien d’étonnant donc à ce que la proportion des ruraux soit demeurée écrasante.