Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
V

ville (suite)

Le système spatial se trouve bouleversé lorsque les conditions de transport changent. Tant que les mouvements se sont faits à pied, le rayon des villes est resté nécessairement réduit : il était difficile de parcourir plus de 3 km pour se rendre tous les jours à son travail ou dans le centre. De nos jours, avec les moyens de déplacement individuels ou collectifs, le rayon des agglomérations a été multiplié par dix, ce qui veut dire que les surfaces sur lesquelles une agglomération peut s’étaler sont cent fois plus vastes : il est donc plus facile de ménager au sein même de la trame urbaine les zones de détente et de loisirs, qui, jusqu’alors, étaient rejetées à la périphérie. La transformation essentielle tient cependant à l’usage général de l’automobile : on arrive très vite à la saturation des artères convergeant vers le centre. Celui-ci cesse d’être le lieu le plus accessible pour l’ensemble de la population : il entre en crise, perd une partie de ses fonctions traditionnelles. La construction d’anneaux autoroutiers périphériques et de grandes pénétrantes crée, le long de ces axes et surtout aux échangeurs qui les unissent au reste du réseau, des points d’accessibilité optimale : c’est là que s’installent les centres commerciaux, les ensembles de bureaux et d’ateliers, parfois sous la forme d’un centre directionnel d’immeubles élevés que l’on voit de loin. La ville n’a pas cessé d’être une machine à maximiser l’interaction sociale, mais son visage est profondément modifié : elle se trouve à la fois diluée dans un espace élargi et ordonnée par rapport à une pluralité de foyers, ce qui lui fait perdre un peu le sens de son unité. En fait, l’évolution, lorsqu’elle se poursuit assez longtemps, épure suffisamment le quartier central de ses fonctions les moins indispensables pour qu’il retrouve une certaine attractivité : il continue à être le foyer majeur de la vie culturelle et des loisirs collectifs ; il reste aussi souvent le lieu des administrations.


Planification et économie de marché

Comment, dans la pratique, ces organisations de l’espace se trouvent-elles réalisées ? En fait, deux options seulement sont possibles ; elles ne sont pas exclusives, mais se complètent presque toujours. La première cherche la solution optimale au problème de l’affectation des sols dans la création d’un système de planification qui décide du tracé des voies, de l’utilisation des sols et de l’ensemble des services indispensables à la vie de la collectivité. La seconde se fie aux mécanismes automatiques d’ajustement que constitue le marché foncier ; la ville pousse alors sans qu’il soit nécessaire de prévoir un service de direction.

Le bureau d’urbanisme a, pour avantage, de pouvoir tenir compte à chaque instant de tous les besoins de la population, de ceux qui peuvent se traduire sur le marché comme de ceux que celui-ci néglige : une ville n’est pas plaisante lorsqu’elle manque de verdure, mais les espaces verts ne rapportent rien, si bien qu’ils disparaissent souvent d’une agglomération régie par le principe du marché. De la même manière, le logement de ceux dont les revenus sont modestes risque d’être impossible là où ils ont des chances de trouver un travail s’ils doivent payer un loyer qui incorpore la rente du sol ; lorsque les sols sont propriétés de la collectivité, ces tensions sont plus faciles à résoudre.

Le service de planification a contre lui sa lourdeur : l’activité urbaine met en présence des milliers, des centaines de milliers, voire des millions parfois d’agents économiques. Se substituer à cette foule de décideurs est une gageure : on risque de freiner les initiatives, de ne pas percevoir les mutations qui s’amorcent et de résister à des transformations inévitables. Ainsi, dans les pays de l’Europe centrale et en Scandinavie, les municipalités qui possédaient en abondance les sols nécessaires à leur expansion ont essayé de freiner l’évolution des centres et l’apparition des noyaux périphériques sans bien voir ce qu’ils apportaient comme avantage à la collectivité prise dans son ensemble. Enfin, là où le prix du sol n’intervient plus du tout dans les affectations, il risque de se produire un véritable gaspillage : aucun effort n’est fait pour concentrer les activités sur un espace réduit ; on n’élimine plus des centres les activités qui n’y sont pas indispensables. Le paysage urbain y gagne un certain charme, mais il est quelquefois démesuré, comme on en fait l’expérience dans les grandes villes des pays de l’Est.

Le mécanisme de marché assure avec plus de rapidité les ajustements spatiaux indispensables lorsque les conditions de vie se trouvent modifiées. Il permet d’assurer une économie sévère des sols là où ils sont particulièrement recherchés, dans les secteurs centraux en particulier. Il est beaucoup plus léger que tous les systèmes qu’on propose de lui substituer. Mais ses faiblesses sont évidentes.

Certaines décisions ne peuvent aboutir dans le cadre du système de marché : c’est le cas de toutes celles qui ont pour objet de structurer l’ensemble de l’espace urbain. Les avantages qui naîtront par exemple d’un axe projeté sont confisqués à l’avance par les propriétaires fonciers, dont il faut acheter le terrain, si bien que le coût de l’opération devient prohibitif : sans procédure d’expropriation, le tracé des voies de circulation serait de la sorte impossible. À une époque où la croissance rapide des agglomérations et l’apparition de nouveaux modes de transport imposent des réajustements perpétuels, on voit qu’il s’agit d’une infirmité grave.

La deuxième faiblesse des marchés vient de ce qu’ils ne peuvent permettre d’allouer de l’espace à des fonctions qui ne rapportent rien : espaces verts, mais aussi logements de défavorisés. Dans les pays du tiers monde, cela se traduit par des effets spectaculaires. La plupart des ruraux qui affluent dans les villes n’ont pas de ressources fixes. Les rares opportunités de travail qui leur sont offertes se trouvent dans le centre. Faute de moyens, ils ne pourraient se loger que très loin, à la périphérie de l’agglomération. Les prix des transports leur interdiraient alors pratiquement de vivre. Ces ruraux se tirent d’affaire en installant des habitats précaires dans tous les vides de la trame urbaine, sur les collines trop raides, les zones trop humides, les secteurs gâtés par la proximité de dépôts d’ordure ou d’industries polluantes. Dans les pays musulmans, les biens de mainmorte sont particulièrement visés, car ils sont souvent étendus jusqu’au cœur des villes. Une fois que tous ces emplacements sont occupés, les bidonvilles se multiplient dans la proche périphérie, jusqu’à dessiner un cordon à peu près continu autour des centres.