Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
V

Victoria Ire (suite)

L’avènement

Lorsque Victoria naît, le 24 mai 1819, nul ne peut deviner qu’elle sera l’une des six reines qui auront présidé aux destinées de l’Angleterre ni qu’elle vivra plus longtemps que tout autre monarque anglais. Issue de la dynastie de Hanovre*, elle est la petite-fille de George III, mais elle n’est alors qu’au cinquième rang pour la succession au trône, et c’est seulement parce que ses oncles n’ont pas d’héritiers mâles légitimes que la couronne un jour lui reviendra.

Son père, Édouard (1767-1820), duc de Kent, quatrième fils de George III, après avoir vécu vingt-sept ans avec une maîtresse, avait fini par se marier en 1818 : il avait épousé une princesse allemande, Victoria de Saxe-Cobourg-et-Gotha (1786-1861), sœur de Léopold, futur roi des Belges. De cette union naît une fille unique, Victoria.

La petite princesse est élevée sous l’influence de sa mère (son père meurt dès 1820), assez à l’écart, dans une atmosphère morose faite de gêne (le duc de Kent a laissé beaucoup de dettes) et d’intrigues politiques et sentimentales (sa mère a une liaison avec le chambellan Conroy). De ces années, Victoria gardera un souvenir amer (elle dira plus tard « ma triste enfance »). Cependant, son éducation est soignée, studieuse, appliquée, car ni George IV (roi de 1820 à 1830) ni Guillaume IV (roi de 1830 à 1837) n’ont d’héritiers ; ainsi, il apparaît que c’est la jeune Victoria qui sera appelée à monter sur le trône. Toutefois, pendant cette période, son tempérament vif et volontaire se manifeste déjà. Elle-même ressent durement le caractère despotique de sa mère, ambitieuse et brouillonne, qui n’a qu’une idée, devenir régente. Mais ce calcul est déjoué, car Victoria vient juste d’atteindre dix-huit ans, l’âge de la majorité, quand son vieil oncle Guillaume IV meurt le 20 juin 1837.

Le premier acte de la nouvelle reine est d’écarter sa mère : c’est à elle et à elle seule qu’est échue la couronne. Et elle manifestera toujours la plus grande fermeté dans l’accomplissement de sa tâche. Avec un sens aigu de ses devoirs, jamais elle ne renoncera à une parcelle de ses prérogatives. En toutes circonstances, elle se réserve les droits régaliens, qu’elle prendra grand soin de ne point partager même avec le prince Albert.

En réalité, la difficulté même des circonstances dans lesquelles Victoria monte sur le trône va lui donner une chance inespérée, qu’elle saura saisir et utiliser avec une habileté consommée et un remarquable flair politique. En effet, en 1837, le prestige de la monarchie n’a jamais été aussi bas. Depuis le temps de la reine Anne (reine de 1702 à 1714), il n’a fait que se dégrader : les deux premiers rois de la dynastie de Hanovre, George Ier (roi de 1714 à 1727) et George II (roi de 1727 à 1760), étaient des Allemands qui n’ont suscité aucun attachement en Angleterre ; George III (roi de 1760 à 1820), après un début prometteur, a vite perdu sa popularité au milieu des déboires intérieurs, puis il a sombré dans la folie, aggravée par la cécité ; quant à George IV, puis à Guillaume IV, ils ont donné l’exemple, l’un d’un homme de plaisirs, peu soucieux des affaires de l’État, l’autre d’un prince borné et vulgaire. L’auteur de la biographie officielle de Victoria — un historien pourtant plein de révérence pour la royauté — est allé jusqu’à écrire que la jeune reine succédait à « un fou, un débauché et un bouffon ». Aussi, dans la mesure où Victoria, toute pénétrée de ses devoirs, marquée par une éducation religieuse d’un évangélisme strict, se met à remplir ses fonctions avec exactitude, à considérer qu’elle est là pour servir le bien de l’État et non pour accomplir ses fantaisies, à mener une existence sage, à introduire à la Cour des règles rigoureuses de décence et de respectabilité, bref à se faire la championne de la moralité et du bien commun, elle restaure la dignité et le prestige de la royauté perdus depuis des générations.

En outre, la jeunesse, la grâce, la fragilité même de la nouvelle reine lui gagnent les suffrages. Enfin, son mariage en 1840 avec son cousin Albert de Saxe-Cobourg-et-Gotha (1819-1861) — un mariage d’amour — inaugure une vie familiale heureuse et digne : le couple royal donne l’exemple d’un ménage uni, vertueux, fécond (neuf enfants naissent entre 1840 et 1857), à l’image des aspirations moralisatrices de la classe moyenne.

Du même coup, la popularité de la monarchie remonte vite. Victoria réussit à s’attacher l’opinion, d’abord dans la classe moyenne, puis dans les classes populaires. Après sa mort, l’un de ses plus fidèles ministres, Salisbury*, reconnaîtra dans l’éloge funèbre qu’il prononce à la Chambre des lords que cette capacité à comprendre intuitivement les sentiments du pays représentait un atout politique majeur de la reine (en effet, elle a su s’en servir non seulement pour gouverner le pays, mais également pour donner à la personne royale un lustre d’autant plus grand qu’il puise sa force dans les profondeurs de l’affectivité) : « Elle avait une connaissance extraordinaire de ce que pensait son peuple — extraordinaire parce que cela ne pouvait venir d’une communication directe... Pour ma part, j’ai toujours considéré que quand je connaissais les pensées de la reine je connaissais en toute certitude les vues de ses sujets, en particulier ceux des classes moyennes, tant était grand le pouvoir de pénétration de son esprit. »

De là à faire de Victoria la reine bourgeoise par excellence, il n’y a qu’un pas. Il est certain que, souveraine d’un âge bourgeois, Victoria a symbolisé à merveille les vertus bourgeoises : travail, prévoyance, ordre, puritanisme. Néanmoins, elle a eu en même temps un sens très précis de ses prérogatives monarchiques (elle est loin de considérer son rôle de reine constitutionnelle comme un rôle décoratif) ainsi que des valeurs de la société aristocratique au milieu de laquelle elle a toujours vécu.