Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
V

Vega Carpio (Felix Lope de) (suite)

Une abondance aussi prodigieuse impose un classement sociologique, historique et statistique. L’étude de la versification et de son inconsciente évolution a permis, par exemple, d’établir la chronologie de l’œuvre dramatique, qui nous était parvenue non datée et attribuée de façon très arbitraire (Morley et Bruerton). Le classement que nous proposons tient de la tresse et non du système : il vise à mettre en lumière le centre d’intérêt principal de l’auteur dans chacune des étapes de sa vie et de la vie madrilène ou nationale ; un fil paraît, disparaît, reparaît, est interrompu ; les autres, visibles ou non, demeurent toujours présents.


Les thèmes et le public

D’autre part, trois thèmes ne cessent de le hanter tout au long de sa vie ; et ses ouvrages, quelle qu’en soit la date, en font foi. Ainsi, à la veille (1632) de sa mort, Lope refait l’histoire de ses amours avec Elena Osorio, cinquante-deux ans auparavant. Nous l’avons dit : c’est là qu’il faut chercher sa démarche mentale la plus constante, le noyau de sa vie et de son œuvre.

En second lieu, Lope revêt constamment la pelisse du berger, fidèle à ses maîtres, amoureux, boute-en-train, prototype du bon peuple et, à ce titre, interprète involontaire de la sagesse divine. C’est ainsi qu’il y a deux Arcadia de lui : l’une un roman daté de 1598, l’autre une comédie datée de 1615. Et, le plus souvent, ce berger porte dans les pièces de théâtre les plus diverses le nom de Belardo Gracioso, personnage comique.

Enfin, un troisième mobile intervient dans les choix de l’auteur, tant dans sa vie que dans son œuvre : une foi religieuse sans faille, non exempte de l’ostentation agressive des vieux-chrétiens. Cette foi se manifeste dans le poème épique consacré au saint laboureur de Madrid ni 1599, El Isidro ; elle reparaît vers 1614 quand Lope se fait ordonner prêtre ; elle se manifeste dans ses Rimas sacras (1614), ses Triunfos divinos (1625), ses Rimas humanas y divinas del licenciado Tomé de Burguillos (1634) et ses nombreuses comédies hagiographiques sur saint Isidore de Madrid ou sur la vie de saint Pierre Nolasque.

Le milieu qui ne cessa de l’inspirer, c’est son public. Or, Lope évolua rapidement de 1580 à 1635. Au début, il s’adresse tantôt à un salon de l’aristocratie de province, tantôt à un auditoire de marchands et d’artisans. À partir de 1600, il voue son théâtre à une foule mêlée, mais pour lui distincte, car ses morceaux de bravoure visent les uns une catégorie sociale, les autres une autre. Il y a là des courtisans, des bourgeois, des prêtres, des serviteurs et des commis de l’État. À partir de 1620, Lope a affaire dans une salle moins agitée à ces mêmes gens, mais assagis et grisonnants. Dans les corrales s’élabore l’opinion publique. Comme le fera deux siècles plus tard la presse, la dramaturgie espagnole du xviie s. charrie dans son flot abondant et impétueux la conscience naissante et fragile d’une nation qui se cherche, inquiète, facilement abusée, avide de sécurité pour l’avenir, confiante, mais préoccupée par les événements, lucide, mais, quand tout va très mal, volontairement aveugle.


La chronologie de l’œuvre

De 1580 à 1605, Lope de Vega monte de petites comédies dans le goût aristocratique à l’adresse de ses patrons et de leurs petites cours provinciales. Il représente leurs aïeux et les exploits galants et guerriers qui ont marqué la reconquête de Grenade, source de leur fortune : Los hechos de Garcilaso de la Vega y el moro Tarfe, El cerco de Santa Fe, El remedio en la desdicha. Il flatte la vanité de cette caste, qui se dit d’ascendance gothique : El último godo (le Dernier Goth), Vida y muerte del rey Bamba. Il déguise ses maîtres en preux, à dire vrai plus italiens que français : La mocedad de Roldán, Los celos de Rodamonte, El marqués de Mantua. Il reprend la vieille tradition des églogues jouées dans l’intimité : El verdadero amante, Belardo el furioso, La serrana de Tormes, La serrana de la Vera. Et il noue des imbroglios sentimentaux à l’image des intrigues amoureuses, des aimables tensions sentimentales qui animent les jardins et les salons des châteaux : Los embustes de Fabia, Laura perseguida. Les serviteurs de la noble maison, au premier rang, le secrétaire et écrivain, jouent et font les pitres pour amuser leurs seigneurs : Los donaires de Matico, Las Batuecas del duque de Alba.

De 1589 à 1600, son exil le met en contact avec l’élite intellectuelle d’une grande ville marchande, Valence. Au total, la population y est plus curieuse, plus hardie et aussi généreuse que les nobles mécènes. Lope lui présente des intrigues à l’italienne qui reflètent non, certes, ses mœurs quotidiennes, mais l’image prestigieuse et le modèle d’une urbanité élégante, jeune, gaie, comme elle les voit au travers des novelle d’un Boccace ou d’un Giraldi Cintio.

Aussi bien, la comédie bourgeoise requiert une nouvelle technique, adaptée aux circonstances de sa représentation et qui se rapproche de la technique de la nouvelle : l’intrigue, toujours sous tension, entretient l’expectative ; la péripétie n’est qu’un épisode dialogué et dramatisé ; le dénouement demeure en suspens jusque dans les dernières scènes ; les éléments comiques, au lieu de faire contraste, sont intégrés et entrent en fonction dans l’ensemble ; et de l’ouvrage il se dégage, comme d’une nouvelle, une vision distrayante, tantôt cruelle, tantôt joyeuse, de la vie urbaine et familière. De cette époque datent La bella malmaridada, La viuda valenciana, Los locos de Valencia, El Grao de Valencia, La desdichada Estefanía, La difunta pleiteada, Viuda casada y doncella.

Entre 1600 et 1610, Madrid se définit dans sa singularité. C’est une grande ville administrative, le centre des décisions politiques, l’héritière de toute l’histoire d’Espagne, la capitale des affaires financières et publiques, et c’est aussi, à partir de 1606, la Cour, avec les Grands qui détiennent le pouvoir, les nobles ruinés et les soldats besogneux qui viennent quémander une charge ou une pension et les faux nobles qui cherchent l’aventure. Philippe III le morose règne. L’élite intellectuelle, néo-chrétienne, entendez judéo-catholique, s’était montrée férocement intolérante dans l’Église (Inquisition) et puritaine avant la lettre dans les mœurs (Index et, par exemple, La perfecta casada [la Parfaite Épouse] de Luis de León). Elle est peu à peu éliminée par d’authentiques vieux-chrétiens, des parvenus formés aux universités d’Álcala et de Salamanque, fils d’artisans et de serviteurs des grandes maisons. À l’adresse de cette couche sociale chauvine, dont il fait partie lui-même, Lope écrit Los españoles en Flandes, El asalto de Mastrique (Maastricht) ; à l’adresse particulière des intendants et des secrétaires, il donne El mayordomo de la duquesa de Amalfi, El secretario de sí mismo, Las mudanzas de la fortuna. La veine religieuse ou antijuive apparaît dans Las paces de los reyes y la judía de Toledo, El niño inocente de la Guardia, La bueno guarda, San Isidro de Madrid, Lo fingido verdadero (sur saint Genest le comédien). Mais on voit dans d’autres pièces de ce même temps la jeunesse plus ou moins dorée prendre un déguisement qui change le sexe ou, plus couramment, se dissimuler sous la cape ou le voile. Là, les galants tirent l’épée ou donnent la sérénade sous les balcons des belles ; et les belles ne reculent devant aucune effronterie pour attraper l’époux de leur choix. Ce sont El bobo del colegio, La discreta enamorada, Los melindres de Belisa (les Caprices de Bélise), El cuerdo en su casa et la scandaleuse comédie El acero de Madrid (l’Eau ferrée de Madrid). Même, lorsque Lope traite d’histoires italiennes, les marchands sont remis à leur place : El genovés liberal, El piadoso veneciano ; dans Castelvines y monteses, Lope fait de Roméo et de Juliette de vrais Madrilènes. Car ce qui différencie les comédies de la capitale de celles de Valence, c’est que les classes moyennes, renonçant à leurs façons de voir les choses, à leur mentalité particulière, font tout pour se confondre avec la noblesse et renchérissent même sur ce qu’elles croient être son idéologie.