Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
V

Vega Carpio (Felix Lope de) (suite)

La Cour et les souverains s’installent à Madrid (1606), où ils rejoignent l’Administration de l’État. Lope suit le mouvement, d’abord en visiteur et puis, quand il gagne assez pour vivre, pour toujours. La jeune capitale est plus diverse, plus turbulente que la Valence des marchands. Madrid s’amuse et veut s’amuser. Lope devient le fournisseur attitré de ses divertissements. Sa comédie est un miroir où freluquets et péronnelles se fardent avant d’entrer dans le grand jeu de l’amour. Elle apprend au galant à tourner un compliment à la dame et à tenter sa chance ; elle enseigne à la dame à tendre un piège au galant, d’où il ne sortira que par le mariage.

En 1607, dans son Arte nuevo de hacer comedias (Nouvel Art de faire des comédies) [publié en 1609], Lope, narquois, fait la nique aux savants commentateurs d’Aristote et à ceux qui cherchent leurs modèles dans Plaute, Térence ou bien Sénèque. Sont tout aussi périmées, à ses yeux, les bergeries masquées pour aristocrates, les chevaleries feintes, pièces d’apparat pour salons de châteaux.

En 1613-14, Lope, tout comme ses personnages, tombe de nouveau dans les lacs de l’amour, l’amour d’une comédienne, Jerónima de Burgos (Gerarda), une vedette, son interprète sur les planches. Et pourtant... Est-il soucieux de sécurité ou veut-il fuir un monde qui ne lui épargne ni les deuils ni les désillusions ? Il décide de se faire ordonner prêtre. En 1614, il reçoit la tonsure et jouit de deux bénéfices, à Alcoba et à Ávila. En 1616, la crise spirituelle fait place à une nouvelle aventure avec la comédienne Lucía de Salcedo. Cette même année, Lope tombe amoureux de Marta de Nevares (Amarilis), l’épouse d’un homme d’affaires. C’est pour de bon cette fois ; mais le sort, comme toujours, lui est cruel : Marta devient aveugle en 1626, elle devient folle, elle guérit, elle meurt en 1632. Le malheur s’acharne sur Lope vieillissant. Son fils ingrat, Lope Félix, périt en 1634 dans un naufrage sur les côtes de la mer des Antilles ; un galant, qu’on dirait sorti d’une de ses comédies, enlève sa fille et ne l’épouse pas : il n’y a pas de justice poétique en ce monde.

Reste la consolation que l’homme trouve dans la foi et la piété. Depuis ses jeunes années, Lope n’avait cessé de témoigner publiquement de sa profonde et sincère religion de vieux-chrétien. Il avait acquis des titres où il voyait autant de garanties pour le salut de son âme : procureur fiscal de la Chambre apostolique de Tolède, familier du Saint-Office de l’Inquisition, membre de nombreuses congrégations, docteur en théologie par la grâce du pape Urbain VIII — à qui il avait dédié son poème la Corona trágica (1627). Et c’est ainsi qu’il mourut Frey (Frère) en 1635.


Une œuvre immense

Cent cinquante-trois écrivains honorèrent sa mémoire dans la Fama póstuma (1636), hommage que lui rendait Juan Pérez de Montalbán, son disciple ; cent quatre autres figurent au sommaire des Essequie poetiche publiées à Venise. La vieille garde de l’humanisme classique avait, en vain, mené contre lui le combat au nom d’Aristote et de sa Poétique. En vain, les ennemis du théâtre avaient essayé d’endiguer l’engouement des Madrilènes et de condamner les faiseurs de comédies. Et pourtant le règne de Lope était bien fini. Les précieux de la jeune garde le tenaient pour un auteur dépassé, dont il fallait refondre les pièces au goût du jour, les rendre spectaculaires, les adapter aux scènes royales, où machinistes, charpentiers, peintres et musiciens prodiguaient les miracles et les illusions de la perspective.

Le bon peuple, son public, pleura : avec Lope disparaissait la bonne et chaude atmosphère de la capitale en ses débuts ; avec lui s’effondrait le rêve d’une communauté fraternelle de toutes les couches de la société. Et il se remémorait toutes ces pièces et ces poèmes, où la faute est tenue pour une simple erreur et trouve son pardon, où l’honneur, patrimoine de tout un chacun, se confond avec la naturelle aspiration à la vertu et implique la générosité, le courage téméraire, la courtoisie chevaleresque, la délicatesse des sentiments, le goût du risque et de l’aventure, le respect des règles du jeu, le conformisme social.

Ainsi, l’œuvre de Lope de Vega peut être tenue pour la mise en forme littéraire de son existence, l’expression de son élan vital, de sa corruption originelle, de sa soif de vertu et de sa fragilité irrémédiable. D’autre part, c’est la transposition écrite de la vision dramatique inconsciente que le peuple espagnol, dont Lope s’était fait le truchement, prenait de ses mérites séculaires et de ses malheurs, de sa bonne volonté et de sa folie, de sa foi et de sa frivolité, de ses rêves et de son désenchantement.

Intéressé aux va-et-vient des affaires quotidiennes de la Cour et de la ville, sensible aux aléas de la vie nationale, jeune avec les jeunes, sage avec les sages, Lope emportait dans la tombe les rêves et les réalités, les nostalgies et les aspirations d’une Espagne qui aurait pu être, mais qui ne fut pas.

C’est l’heure du bilan. Lope de Vega revendique la paternité de mille cinq cents pièces. Montalbán lui attribue mille huit cents comédies et quatre cents autos sacramentales, pièces allégoriques consacrées à la transsubstantiation. Cent trente-deux pièces ont été imprimées sous son contrôle et soixante sous le contrôle de son gendre. Lope a revu de très près ses ouvrages non dramatiques, les seuls sur lesquels il fonda son renom littéraire. On réduit aujourd’hui à huit cent cinquante le nombre de comédies de son invention. La critique en retient cent soixante-dix-neuf, datables, absolument authentiques. Outre de courtes pièces lyriques dites romances, on compte de lui trois romans, un recueil de nouvelles, un récit dramatisé, dix poèmes épiques, des ouvrages historiques et didactiques, quatre recueils de poésie. Tous ces ouvrages, à quelque genre qu’ils ressortissent, sont également ancrés dans les circonstances de lieu et de temps ; ils traduisent tous également les préoccupations de l’heure.