Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
V

Valéry (Paul) (suite)

Dès lors, les idoles (littéraires et amoureuses) sont jetées à bas, Mallarmé y compris. De retour à Montpellier, Valéry se débarrasse de tous ses livres. Il ne s’intéresse plus qu’aux lectures ayant un rapport direct avec ses propres préoccupations, repoussant « le bizarre, l’énorme, le brutal », qui lui font « toujours un peu hausser les épaules ». Il se livre à la seule réflexion et explique ce dépouillement systématique, au jour le jour, dans ses Cahiers (il en produira 251), où il note scrupuleusement les moindres variations de son intellect préoccupé de lui-même.

En 1894, Valéry s’installe à Paris et obtient un poste de rédacteur au ministère de la Guerre. En 1900, il devient le secrétaire particulier d’Édouard Lebey, le directeur de l’agence Havas, auquel il restera attaché pendant vingt-deux ans. Cette occupation lui réserve de nombreux loisirs pour se livrer à ses recherches. Il ne publie que des essais desquels semble bannie toute préoccupation poétique : Introduction à la méthode de Léonard de Vinci (1895), la Soirée avec Monsieur Teste (1896), la Conquête allemande (1897).


Le poète officiel

Valéry ne fera sa rentrée en poésie qu’en 1917 avec la Jeune Parque. Encore a-t-il fallu les pressions amicales de Gide et de Gaston Gallimard pour le convaincre de ne pas renoncer définitivement à la littérature. Depuis 1912, ils lui avaient demandé de publier ses vers de jeunesse.

Durant ces années de silence, Valéry n’a pas rompu avec les milieux littéraires et artistiques. Il s’est lié avec les grands peintres de l’époque, et son mariage (1900) avec Jeannie Gobillard, nièce de Berthe Morisot, n’a fait que resserrer ses liens avec le monde des arts.

Le succès de la Jeune Parque est considérable. Valéry devient l’auteur à la mode. Il est invité dans les salons de la haute société, et la parution du Cimetière marin dans la Nouvelle Revue française en 1920 et de l’Album de vers anciens la même année ne font que consolider sa réputation. Charmes, en 1922, n’ajoute rien à sa gloire. Valéry a été désigné l’année précédente comme le plus grand des poètes contemporains.

À la même époque, son patron, M. Lebey, étant décédé, il décide de se consacrer uniquement à la littérature. Il est constamment sollicité pour écrire des préfaces, des essais, pour faire des tournées de conférences à travers la France et toute l’Europe, articles et conférences qui seront rassemblés dans la série de Variétés (Variété, 1924 ; Variété II, 1929 ; Variété III, 1936 ; Variété IV, 1938 ; Variété V, 1944), Tel quel (Tel quel I, 1941 ; Tel quel II, 1943), Regards sur le monde actuel (1931). Il est regardé comme une espèce de poète d’État, et tous les honneurs lui sont donnés. En 1925, Valéry est élu à l’Académie française au fauteuil d’Anatole France. Il cumule les fonctions honorifiques : président du Pen Club (de 1924 à 1934), membre du Conseil des musées nationaux, président de la cinquième session des arts et lettres à la Société des Nations (1935), titulaire de la chaire de poétique au Collège de France (1937). Il poursuit jusqu’à la fin de sa vie cette activité littéraire et mondaine, glorieuse. Les funérailles nationales en 1945 ne feront rien pour arranger cette image factice qu’on s’est faite de lui et qui met au second plan le poète qu’il fut dans toute l’acception de ce terme, le chercheur quotidien, le créateur incontesté.


Un « délire de lucidité »

Le travail de Valéry s’est étendu sur une cinquantaine d’années ; années de labeur incessant. Les vingt années durant lesquelles l’écrivain afficha un refus de littérature n’ont jamais été qu’un « silence peuplé », pour reprendre l’heureuse expression d’André Nadal. Durant ces années silencieuses, Valéry s’est encore davantage fondé en lui-même ; il a aiguisé ce « pouvoir de faire des œuvres » qui l’intéresse, en fait, plus que l’œuvre elle-même ; il a élargi cette plénitude à être se ressemblant au maximum. Est-ce à dire que l’œuvre est inutile ? Elle n’est qu’un moyen pour avancer dans cette quête de soi-même, un mécanisme choisi pour aider à découvrir le mécanisme de l’être humain, qui le passionne, et dont il sera le spécimen favori.

Narcissisme ? Cette obsession de soi, de son moi exclusivement, unique, autonome, inaltérable, parfois triomphant, pourrait le laisser accroire. En vérité, il ne s’agit pas d’un moi psychologique, inséré dans une histoire spécifique qui serait, en l’occurrence, la sienne, mais d’un moi pur de toute incursion étrangère, indifférent à l’événementiel, un moi « impersonnel », dirait Rimbaud. « Le moi est un pronom universel, appellation de ceci qui n’a pas de rapport avec un visage. » Ce moi édulcoré s’assume dans sa totalité après avoir écarté l’autre, le différent. « Ma vie est ce qu’elle est mais elle n’est pas celle des autres : elle est ma vie et ce possessif lui donne son prix », et ce moi, cette vie qui est la sienne et qui ne peut être assimilée à aucune autre ne deviennent ce qu’ils sont qu’à force d’attente et de patience et de volonté de les vouloir tels. Ils sont une lente et longue conquête dont la fin est sans lieu et le processus infini, incessant : « Pas de changement, pas de révolution mais une évolution jusqu’au bout de moi-même. » Le fond n’est jamais atteint. La fin donne à plonger encore davantage : « Écoute ce que l’on entend lorsque rien ne se fait entendre ? »

Valéry réduit son univers au Moi, à son moi, qui lui est le plus proche, un objet privilégié dont il faut déjouer les faux-fuyants, dénoncer les contorsions, dénouer les entrelacs mystificateurs pour « mettre à nu le mécanisme ». Cet affrontement de soi, ce « délire de lucidité », ne peut être en partie épongé que par la toute-puissance de l’intellect appliquée sur la matière première de la poésie, du langage. « Notre poésie ignore et même redoute tout l’époque et le pathétique de l’intellect. » À la suite de Rimbaud, en même temps que Mallarmé, Valéry déplore : « Nous n’avons pas chez nous de poète de la connaissance. » Qu’à cela ne tienne ! Il sera le premier. Cette quête passionnée de l’intellect épuré est le problème de Monsieur Teste, tout à la fois Tête et Texte imbriqués l’un dans l’autre sans séparation. Monsieur Teste possède « la froide et parfaite clarté, la lucidité meurtrière et inexorable ». Il voit « les choses comme elles sont », telles quelles, et s’efforce de découvrir les lois qui les régissent. « Qui es-tu et comment connais-tu ? » Telles sont les questions fondamentales de l’œuvre de Valéry.