Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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U. R. S. S. (Union des républiques socialistes soviétiques) (suite)

Ce mouvement, qui prend sa source dans la satire de Gogol, emprunte ses sujets à la vie quotidienne — tranches de vie et tableaux de mœurs —, soigne le détail, cherche l’objectivité, se coule dans une langue simple et transparente au point qu’elle en paraît plate et qu’on parle de « style moyen ». Peu d’événement, peu d’action, mais le déroulement inéluctable d’un destin. La Chronique de famille (1856) de Sergueï Timofeïevitch Aksakov (1791-1859), tableau de l’âge d’or des propriétaires de serfs sous Catherine, illustrera parfaitement cet art de narrer simplement, sans effet, des scènes de la vie russe. Dans Oblomov (1858) de I. A. Gontcharov*, le style, le ton semblent aussi insipides et monotones que le héros lui-même, vaincu par son inertie. De ces deux écrivains, on peut encore rapprocher un occidentaliste modéré, I. S. Tourgueniev*, qui, avec une objectivité absolue, pose les problèmes à la mode : la dignité des paysans face à la dégénérescence des maîtres, le nihilisme, l’antagonisme des pères et des fils. Son art est un art d’équilibre, de justesse et d’harmonie ; dans un style « neutre », il trace le portrait de ces « hommes de trop », lucides, mais bavards plutôt qu’actifs, qui caractérisent bien toute une génération.

Dans cette même tradition réaliste, quoique différemment, s’insèrent encore Alekseï F. Pissemski (1821-1881), Aleksandr N. Ostrovski (1823-1886), N. S. Leskov* ; ils enrichissent la littérature d’une galerie de portraits, de savoureuses peintures de mœurs ou de milieux sociaux — comme les Gens d’Église (1872) de Leskov — et d’un vocabulaire emprunté aux patois provinciaux.


Tolstoï et la valeur de la culture

Et puis, dominant tout, voici le géant Tolstoï*. La fresque puissante de Guerre et Paix, où s’accumulent mille petits faits vrais, où s’entrecroisent mille personnages vivant de leur vie propre, peints dans une langue pure, dépouillée de tout effet rhétorique, appartient à la grande tradition du réalisme russe. Moraliste utopique, l’écrivain reste en face de la vie un observateur cruel qui analyse les passions de l’homme, parfois avec élégance comme chez Anna Karenine, parfois dans leur bestialité comme dans la Puissance des ténèbres.

Tolstoï a le regard serein, mais son cœur ne l’est pas, et un arrière-plan métaphysique sous-tend son œuvre. Déchiré entre son goût de la vie et l’esprit de raison, il pense d’une manière et agit de l’autre. Pour lui, l’art compte moins qu’une certaine réalité sociale. Et la littérature lui apparaît comme le moyen de dénoncer l’injustice : moyen si dérisoire, si impuissant que l’écrivain, rongé par le remords, finit par ressentir l’activité créatrice comme un péché, et qu’il va jusqu’à nier sa propre œuvre ; l’art et la civilisation sont mensonges, comparés à la vérité de la nature et du peuple. La société doit revenir à la simplicité patriarcale et rejeter la gangue conformiste : sauver l’homme, cela seul compte, l’État, la religion et l’art dussent-ils en périr...

En tout cas, dans cette seconde moitié du xixe s., on ne cesse de remettre en question la valeur de la culture. Placée entre le pouvoir et le peuple, défendant l’un contre l’autre, mais rejetée par ce dernier, l’élite intellectuelle s’est sentie en porte à faux : désormais, l’apparition d’un prolétariat intellectuel conduit à rejeter toute forme de culture créée pour et par une classe, et favorise le développement des mouvements radicaux, populistes et nihilistes : les premiers « vont au peuple » pour payer leur dette et décernent à la littérature une fonction d’instruction ; les seconds — N. G. Tchernychevski*, etc. — préconisent l’action révolutionnaire ; l’esprit de parti se fait de plus en plus virulent : on ne conçoit de roman qu’engagé et utilitaire. Journalistes et écrivains — G. Ivanovitch Ouspenski (1843-1902), Dmitri Ivanovitch Pissarev (1840-1868), Saltykov-Chtchedrine* — dépeignent la misère et l’abrutissement des classes paysannes en même temps qu’ils rendent un culte aux sciences de la nature et au progrès. Les mots tels que mystère, âme, esprit sont bannis du langage. Tout doit s’expliquer rationnellement. Le résultat est que, niant la vie spirituelle et la plénitude créatrice, la littérature tombe dans la platitude ou le pathos ! Bien des écrivains sont de médiocres et honnêtes artisans qui peignent scrupuleusement la routine de la vie quotidienne.

La poésie ne vaut guère mieux. Le dernier poète de la grande époque, Tiouttchev, meurt en 1873 ; d’autres, comme Apollon Nikolaïevitch Maïkov (1821-1897) et Iakov Petrovitch Polonski (1819-1898), se réfugient dans la poésie pure. Quelques rares originaux, comme Afanassi Afanassievitch Fet (1820-1892) et Alekseï Konstantinovitch Tolstoï (1817-1875), continuent de préférer le frisson d’une feuille d’arbre aux tourments révolutionnaires. Les goûts de la Russie vont vers N. A. Nekrassov*, moins en raison de son puissant lyrisme que pour son sens civique ! Bref, au bilan de ces mornes années, le matérialisme, la vogue des sciences et la foi dans le progrès : la littérature oscille entre un lyrisme frelaté et le civisme de convention.


Renouveau du roman et de la poésie

Et pourtant, une réaction se dessine à l’aube du nouveau siècle. Presque naturellement, le goût de l’évasion reprend le dessus. D’Europe parviennent des influences qui vont renouveler l’art russe, celles de Baudelaire, d’Ibsen, de Poe, de Nietzsche. Après des années de positivisme, on éprouve le goût du mystère et on s’intéresse de nouveau aux formes : mysticisme religieux de Vladimir Sergueïevitch Solovev (1853-1900), néo-romantisme, symbolisme vont tenter de substituer au réel un monde de signes.

Non que la veine réaliste s’épuise ; elle trouve chez Tchekhov un nouveau souffle : A. P. Tchekhov* s’est trop âprement colleté avec la réalité pour la nier ; ses descriptions sont d’un réalisme minutieux, mais emplies de tendresse et de poésie. Si pesante que soit l’atmosphère de ses drames, la porte sur le rêve reste ouverte.