Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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urbanisation (suite)

On devine ainsi que les causes qui sont à l’origine de la première urbanisation sont multiples : la maîtrise de techniques efficaces d’exploitation du sol est un élément décisif, mais n’est sans doute pas la seule condition. Des mouvements purement sociaux, intellectuels, religieux ont pu conduire au groupement et à l’intensification de l’interaction sociale, et inciter aux indispensables innovations techniques.

À peine formées, les villes se trouvent en face de problèmes nouveaux en matière de conservation des savoirs, de circulation des nouvelles, de transparence de l’espace. Partout ou presque où l’on voit des groupements s’opérer, l’ingéniosité humaine fait faire des progrès décisifs dans ce domaine : l’Égypte, Sumer inventent l’écriture ; la Chine arrive très vite à une solution originale du même problème. Dans le Nouveau Monde, ce stade n’est jamais franchi, mais on sait que les Aztèques et les Incas disposaient de moyens qui leur permettaient de garder trace de leurs computs. L’urbanisation est ainsi à l’origine, un peu partout, du passage à l’histoire : elle suscite des techniques de communication qui donnent à l’humanité le sens de l’écoulement du temps, qui manquait aux groupes archaïques.

Dans un bon nombre de civilisations, les connaissances révolutionnaires qu’apporte l’usage de l’écriture permettent d’asseoir sur de nouvelles bases la division des tâches sociales et, dans une certaine mesure, l’inégalité, qui en est la traduction au niveau des richesses et des statuts. Le pouvoir s’appuie à la fois sur la force militaire, que donne le contrôle de points forts, sur le prestige, qui tient à l’apparition de cultes plus séduisants, et sur l’administration précise des richesses, que rend possible la comptabilité des scribes. Comment cette domination est-elle supportée ? Pourquoi l’est-elle souvent très bien ? C’est qu’elle s’accompagne, pour l’ensemble de la zone organisée, d’une série d’améliorations substantielles. Karl Wittfogel a développé sur ce point une des thèses implicites dans les développements que Marx avait consacrés à diverses reprises au mode de production asiatique. En insistant sur les origines et les caractères du despotisme oriental, il souligne la parenté qui existe entre toutes les civilisations de la diagonale aride de l’Ancien Monde ou des régions subtropicales ou tropicales de l’Asie orientale. Dans tous ces pays, il faut une autorité solide : sans elle, les grands travaux d’hydraulique seraient impossibles ; le despotisme oriental est le reflet social des contraintes de l’économie hydraulique. Il est inconcevable sans l’appui que constituent partout les villes.

La thèse de Wittfogel est sans doute critiquable sur bien des points. Elle dépeint cependant assez bien la situation des pays de la Méditerranée orientale à la fin du IIe millénaire avant notre ère, explique la structure de l’Égypte, de la Mésopotamie, mais aussi l’émergence des minuscules royaumes de la Grèce achéenne comme ceux de la Crète. À la même époque, la Chine apparaît de plus en plus comme une civilisation hydraulique, comme aussi les cités pré-indo-européennes de l’Inde du nord, Mohenjo-Daro ou Harappā (v. Indus [l’]).


La limitation du mouvement d’urbanisation et son extension géographique

Dans toutes les sociétés, le mouvement d’urbanisation est demeuré longtemps limité par les impératifs de la production primaire : l’accroissement de la productivité n’a peut-être pas été une condition suffisante pour que se généralise partout, à partir du passage de l’agriculture, l’apparition de villes. Mais, une fois les villes créées, leur développement est resté très sévèrement limité par la médiocrité des techniques de production et de transport. Les premières techniques étaient si inefficaces que le rapport entre le nombre d’agriculteurs et celui des autres classes de la société ne pouvait guère diminuer : il fallait plusieurs personnes travaillant à la terre pour fournir le nécessaire à un citadin : souvent dix et, dans le meilleur des cas, quatre ou cinq. Cela explique que les activités agricoles soient restées importantes dans les populations citadines. Dans certains cas, en pays yoruba, en Afrique, ou dans nombre d’oasis du Moyen-Orient, l’agriculture était le secteur d’emploi le plus important. Les villes européennes du Moyen Âge avaient leurs jardins intérieurs, leurs exploitations de banlieue. Très souvent, elles tiraient de certaines spécialisations délicates leurs plus grandes ressources : dans une bonne partie de l’Europe, la vigne a été affaire de citadins jusque fort avant dans l’histoire.

La pénurie de moyens de transport efficaces rendait impossible l’accumulation de populations très nombreuses loin des aires de production : il y avait de la sorte un contrôle écologique de la taille des villes. Il était très sévère dans les humanités qui ignoraient la roue et les animaux de bât. Il l’était un peu moins lorsque les charrois étaient courants. Dans ce cas, les villes pouvaient tirer leur subsistance de rayons de 30 ou de 40 km, ce qui autorisait le groupement de 20 000 ou de 30 000 personnes dans l’ambiance de la civilisation rurale traditionnelle. Les conditions ne devenaient meilleures que là où le milieu était d’une exceptionnelle fécondité (c’est ce qui faisait l’avantage du site de Mexico, grâce à la richesse des productions que l’on pouvait tirer du lac et des terres qui l’entourent) et là où l’on pouvait faire venir les approvisionnements par voie d’eau, car les transports étaient ainsi beaucoup moins onéreux. L’urbanisation aboutissait presque partout à la multiplication de centres menus et dispersés ; les cités ne prenaient de poids que dans quelques situations très particulières, le long des grands fleuves ou en sites portuaires : la Méditerranée a eu ainsi dès la plus haute antiquité ses greniers à blé, sans lesquels l’essor des grandes villes (Athènes, Alexandrie, plus tard Rome ou Byzance) ne s’expliquerait guère. En Extrême-Orient, la situation était un peu la même ; les capitales chinoises s’installaient sur les rives de fleuves ou sur les canaux qui les suppléent. Au Japon, Edo, l’actuelle Tōkyō, drainait le riz de toutes les plaines côtières de l’archipel.