Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Ungaretti (Giuseppe) (suite)

Au début de la guerre, il s’installe à Milan, puis s’engage volontaire et part pour le front du Carso. L’expérience de la guerre lui inspire les poèmes d’Il Porto sepolto, plaquette publiée à 80 exemplaires en 1916, rééditée et augmentée en 1919 sous le titre d’Allegria di naufragi (où sont repris les poèmes français de la Guerre, Paris, 1919), puis en 1923 sous son titre primitif avec une préface de Mussolini. Ungaretti s’est, plus tard, élevé avec fermeté contre toute exploitation patriotique de son recueil : Il Porto sepolto était la poésie d’un soldat, la poésie d’un homme exposé à la mort au milieu de la mort ; c’était aussi la poésie d’un homme qui acceptait la souffrance avec résignation et comme une nécessité, mais ce n’était certainement pas un livre qui exaltait l’héroïsme. C’était un livre de compassion du poète à l’égard de lui-même, de ses camarades, de la condition humaine. C’était un cri, une offrande, une invocation de fraternité. C’était surtout le livre à la fois le plus inspiré et formellement le plus révolutionnaire de la poésie moderne italienne. À partir de l’édition de 1931, le titre définitif du recueil est L’Allegria.

À la fin de la guerre, Ungaretti est de nouveau à Paris, où il épouse en 1920 Jeanne Dupoix. En 1921, il est affecté à Rome au ministère des Affaires étrangères, et ses fonctions l’entraînent à de fréquents voyages. En 1933 paraît Sentimento del tempo, qui, sous le signe du baroque, marque un tournant dans sa poésie. De 1936 à 1942, Ungaretti vit au Brésil et enseigne à l’université de São Paulo. En 1939, à l’âge de neuf ans, meurt son fils Antonietto, à la mémoire duquel est en grande partie consacré son troisième recueil, Il Dolore (1947). De retour à Rome, Ungaretti occupe la chaire de littérature italienne contemporaine à l’université. Ses derniers recueils se distinguent des précédents par l’abondance des notes et des variantes qui les composent : La Terra promessa (1950), Un grido e paesaggi (1952), Il Taccuino del vecchio (1960), Morte delle stagioni (1967), Dialogo (1968). En 1969 paraît l’édition intégrale de son œuvre poétique sous le titre de La Vita di un uomo. Il faut y ajouter deux volumes de proses, Il Povero nella città (1949) et surtout Il Deserto e dopo (1961), ainsi qu’un grand nombre de traductions : 40 Sonetti di Shakespeare (1946), Da Gongora e da Mallarmé (1948), Fedra di Jean Racine (1950), Visioni di William Blake (1965).

La valeur inaugurale de L’Allegria dans la poésie moderne italienne tient à ce que la rupture formelle y coïncide avec une expérience radicale du dénuement. Dans le désastre de la guerre, la parole poétique, « parole tremblant/dans la nuit », apparaît à Ungaretti comme l’unique recours de l’homme, son « lieu innocent ». Parole primordiale éludant toute syntaxe pour mettre à nu le pur phénomène de son énonciation. Quiconque a entendu Ungaretti dire ses poèmes a pu éprouver à quel point sa poétique s’enracine dans la voix ; et cette présence à soi de la voix dans le poème a pour Ungaretti valeur de preuve ontologique. D’autre part, la déconstruction syntaxique qu’opère L’Allegria a son origine dans la scansion discontinue d’une diction visant à isoler, à sertir de silence la fulgurante naissance de chaque mot proféré. La langue, au demeurant, de ces « épiphanies de parole » est le plus souvent la langue parlée, et seule la tension poétique confère aux énoncés les plus quotidiens une force et une évidence oraculaires.

À la lumière de l’évolution successive de la poésie d’Ungaretti, qui « réinvente » la tradition poétique italienne (de Pétrarque à Leopoldi, en passant par le Tasse et Foscolo), la critique a parfois tenté de « recomposer », non sans la dénaturer, la « parole pulvérisée » de L’Allegria, d’en minimiser la force de rupture et d’en atténuer le pouvoir de subversion, comme si la dislocation du vers classique n’y relevait que d’un pur artifice typographique et non d’une pratique révolutionnaire de l’« espace poétique ». À l’inverse, certains lecteurs d’avant-garde (en particulier Sanguineti) voudraient, aujourd’hui, ne voir dans l’œuvre d’Ungaretti postérieure à L’Allegria qu’une longue régression poétique, suspecte de classicisme, de symbolisme et de religiosité, encouragée — à des fins non désintéressées — par la critique précédente.

On s’accorde en tout cas généralement pour qualifier, avec Ungaretti lui-même, respectivement de « baroque » et de « maniériste » la deuxième et la troisième de ses « saisons » poétiques. Le baroque de Sentimento del tempo est d’ordre figuratif (le décor de Rome et de la campagne romaine — Tivoli — où le poète séjournait alors), rhétorique (aux échos du Tasse s’ajoutent déjà ceux de Shakespeare et de Gongora) et symbolique (réversibilité de la vie et de la mort, ambivalence du temps, érotisme funèbre). La complexité syntaxique, la richesse des mètres, la subtilité des références implicites et la somptueuse rareté du verbe dans Sentimento del tempo auront une profonde influence sur les recherches quintessenciées de toute la poésie « hermétique ».

À la méditation historique et métaphysique de Sentimento del tempo (la mort de l’homme y coïncide avec la mort de la civilisation) se substitue dans les recueils successifs une inspiration autobiographique de plus en plus fragmentée. Plus encore que de maniérisme, c’est, à vrai dire, de préciosité qu’il conviendrait de parler à leur propos. Mais le formalisme même de cette préciosité, éludant tout message, apparente singulièrement les derniers poèmes d’Ungaretti à maintes recherches d’avant-garde. Et c’est peut-être à Ponge que fait le plus penser le dernier Ungaretti, Ponge qui l’a traduit dans Tel quel, et dont il a lui-même admirablement transposé en italien le Pré et Nouvelles Notes sur Fautrier, crayonnées hâtivement après sa mort.

J.-M. G.

 P. Bigongiari, Poesia italiana del Novecento (Florence, 1965). / L. Piccioni, Vita di un poeta : Giuseppe Ungaretti (Milan, 1970). / F. Giolli, Ungaretti e altri scritti (Naples, 1972).