Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
T

Twain (Mark) (suite)

Le radeau qui emporte Huck et Jim est la seule île de pureté dans un univers corrompu et absurde. À terre régnent l’escroquerie, la violence, le lynchage, l’esclavage. Le radeau, par une sorte de manichéisme qui oppose la terre et l’eau comme les deux nouvelles formes du bien et du mal, c’est la vie naturelle, l’innocence du rêve américain, qui aspire à descendre à jamais sur le radeau ivre d’Huckleberry Finn. La fin du roman est discutée : parce que le radeau dérive par erreur dans le Sud, terre d’esclavage ; parce que surtout l’intervention finale de Tom Sawyer, comme un deus ex machina, ramène ce grand livre mythique à sa dimension de roman pour enfants. Malgré cette fin ratée, le roman est l’expression la plus élaborée et la plus vigoureuse de l’idéal américain et du destin manqué de l’Amérique, rêve de l’Occident où la nature et l’homme se sont laissés de nouveau corrompre par la civilisation. La dernière phrase de Huck, souvent citée, est le cri du cœur de tout homme pollué par un excès de civilisation, et qui rêve de l’Ouest comme d’un paradis : « Il va falloir que je file au territoire indien, car tante Sally veut me civiliser, et je ne peux pas supporter ça ! » Au-delà même de l’Amérique, dans son va-et-vient entre l’eau et la terre, le monde de l’enfance et celui de l’adulte, le manichéisme du livre reflète les hésitations de toute civilisation entre l’impossible idéal et l’insupportable réalité.

Spontanément génial, Huckleberry Finn est un livre essentiel. Le reste de son œuvre, plus médiocre, devient avec l’âge très pessimiste. Il reprend la veine et le personnage de Tom Sawyer (Tom Sawyer abroad, 1894 ; Tom Sawyer, Detective, 1896), sans dépasser le niveau du livre pour enfants. Il reprend sa satire du beau monde européen : dans A Connecticut Yankee at King Arthur’s Court (Un Yankee à la cour du roi Arthur, 1889), un Américain égaré au Moyen Âge se montre meilleur magicien que l’enchanteur Merlin.

Those Extraordinary Twins (Ces jumeaux extraordinaires, 1894) s’inspirent du thème, obsédant pour cet auteur déchiré, du double : deux enfants nés le même jour, l’un fils du maître, l’autre d’un esclave, sont confondus à la naissance. En 1894, Pudd’enhead Wilson, chronique d’un village, préfigure la manière de Sherwood Anderson*. Sans le signer, il publie un livre très sérieux sur son héroïne favorite, Jeanne d’Arc, qu’il considère comme son meilleur livre (Personal Recollections of Joan of Arc [Souvenirs personnels de Jeanne d’Arc], 1896).

La mort de sa femme, de trois de ses filles, assombrit la fin de sa vie. Les œuvres pessimistes se succèdent : The Man that corrupted Hadleyburg (1900) sur la malhonnêteté humaine ; A Person sitting in Darkness (1901), satire de l’argent ; King’s Leopold’s Soliloquy, satire de l’impérialisme. Ses derniers livres, Extracts from Adam’s Diary, Extracts from Eve’s Diary (1904), What is Man ? (1906), donnent une dimension métaphysique à sa vision désespérée de la solitude de l’homme dans un univers absurde. Œuvre posthume, The Mysterious Stranger (l’Étranger mystérieux, 1916) révèle un Dieu indifférent et blasé créant le monde pour divertir son ennui. De bout en bout, l’inquiétude puritaine parcourt l’humour paradoxal de l’œuvre inégale de Mark Twain. Ces contradictions ne trouvent leur équilibre que dans l’exceptionnel chef-d’œuvre qu’est Huckleberry Finn. Cette parfaite expression des mythes et des rêves américains, de l’esprit de contestation, de démocratie et d’entreprise à la fois idéaliste et réaliste n’a probablement jamais été dépassée, et n’a pas cessé d’inspirer la littérature américaine.

J. C.

 B. A. De Voto, Mark Twain’s America (Boston, 1932 ; nouv. éd., Cambridge, Mass., 1951) ; Mark Twain at Work (Cambridge, Mass., 1942). / M. M. Brashear, Mark Twain, Son of Missouri (Chapel Hill, N. C., 1934). / W. Blair, Mark Twain and Huck Finn (Berkeley, 1960 ; nouv. éd., 1973). / H. N. Smith (sous la dir. de). Mark Twain. A Collection of Critical Essays (Englewood Cliffs, N. J., 1963). / B. Poli, Mark Twain, écrivain de l’Ouest (P. U. F., 1965) ; le Roman américain, 1865-1917. Mythes de la frontière et de la ville (A. Colin, coll. « U 2 », 1972). / J. Kaplan, Mr Clemens and Mark Twain : a Biography (New York, 1966).

Tyndale (William)

Réformateur gallois (pays de Galles v. 1494 - Vilvorde 1536).


Il s’insère dans la lignée des Rolle et de John Wycliffe donnant la première traduction de la Bible en anglais, proclamant son hostilité à la papauté et, en quelque manière, à l’origine du mouvement contestataire lollard*. Il arrive à un moment où la politique d’Henri VIII* dresse la couronne d’Angleterre contre Rome. Lui aussi — dont John Foxe se fait le biographe dans ses Acts and Monuments of these Latter and Perilous Days (ou The Book of Martyrs, 1563) — lutte pour la Réforme* et devient par là même le champion de la langue nationale. Mais les voies royales diffèrent singulièrement de la seule que connaisse et emprunte ce fervent serviteur de Dieu. En porte témoignage sa condamnation à mort deux ans après que l’Acte de suprématie (1534), en consommant la rupture entre Londres et Rome, sonne le glas des « papistes », contre lesquels il se bat toute sa vie. Né d’une famille aisée, il fréquente d’abord le Magdalen College d’Oxford et y reçoit sans doute sa prêtrise. De 1519 à 1521, on le trouve à Cambridge. Ensuite précepteur des enfants de sir John Walsh, il traduit chez ce dernier Enchiridion (1523) d’Érasme. Mais il nourrit d’autres ambitions. Depuis 1522, il travaille déjà à la traduction en anglais du Nouveau Testament. Il veut mettre la Bible à la portée de tous. Une telle liberté semble difficilement tolérable à une époque où l’orthodoxie religieuse ne souffre aucun écart et où il faut arriver en 1582 pour que les catholiques eux-mêmes se décident en Angleterre à user des mêmes armes que les « hérétiques » en publiant leur propre version de la Bible, le Reims New Testament. En attendant, son entreprise place Tyndale parmi les « fils d’iniquité », — selon l’expression de Cuthbert Tunstall (1474-1559), évêque de Londres —, qui, non content de refuser son appui à son projet, le poursuit de sa haine et le contraint à la fuite ; en Allemagne pour commencer, où peut-être il rencontre, en 1524, Luther, qu’il admire ; puis, aux Pays-Bas, là où finalement, trahi à son quartier général d’Anvers, sa mort marque le terme de ses errances et aussi d’une courte mais intense vie de luttes. En effet, à côté de la traduction du Nouveau et de l’Ancien Testament (Cologne Fragment, 1525 ; New Testament, trois éditions, 1526, 1534 et 1535 ; Pentateuch, 1530 et 1534 ; Jonah, 1531), ses œuvres de polémique et de controverse (Introduction to the Epistle to the Romans, 1526 ; The Parable of the Wycked Mammon, 1528 [première œuvre à porter son nom], Exposition of the First Epistle of St John, 1531, et Exposition upon the Fifth, Sixth and Seventh Chapters of Matthew, 1532? en passant par Practice of Prelates, 1530, où il critique le projet de divorce du roi d’avec Catherine d’Aragon, et An Answer to Sir Thomas More’s Dialogue, 1530) attestent de l’âpreté d’une joute où chacun s’engage jusqu’à la mort. L’évêque Tunstall non seulement voue à l’autodafé les œuvres de Tyndale, mais encore il mande Thomas* More pour relever le gant de l’orthodoxie face aux « folies » luthériennes personnifiées par Tyndale. Accusé de déformer les textes en leur faveur (A Dialogue concerning Herecies and Matters of Religion, against Tyndale. 1529 ; The Confutation of Tyndale’s Answer, 1532-33, de Thomas More également) et plus tard exclu de son sacerdoce et exécuté comme hérétique, Tyndale rend coup pour coup à ces « Antéchrists » qui, dit-il dans Mammon, « vous aiment tant qu’ils vous feraient plutôt brûler que de vous voir devenir intimes avec le Christ ». Il dénonce abus et vices des hiérarchies fossilisées, des prélats à la botte des gouvernants. Au pouvoir des rois servant de « bourreaux » au clergé, il assigne comme limite la conscience de leurs sujets et glorifie la langue anglaise (The Obedience of a Christian Man [1528] ; Exposition on Matthew). Il prêche le retour aux sources vives de la foi, la messe simplifiée, dépouillée, plus communautaire et en langue nationale (Supper of the Lord, 1533), toutes choses d’une actualité brûlante dans l’Église d’aujourd’hui. Enfin, pour les traducteurs à venir, il laisse une version référence avec l’un des premiers monuments de la langue anglaise, cette traduction de la Bible, soignée, honnête, vivante, directe et familière, qui permet enfin au plus humble des chrétiens d’accéder directement au Seigneur.

D. S.-F.

➙ Anglicanisme / Protestantisme / Réforme.

 J. F. Mozly, W. Tyndale (Londres, 1937). / C. S. Lewis, English literature in the Sixteenth Century, excluding Drama (Oxford, 1954).