Twain (Mark) (suite)
Le radeau qui emporte Huck et Jim est la seule île de pureté dans un univers corrompu et absurde. À terre régnent l’escroquerie, la violence, le lynchage, l’esclavage. Le radeau, par une sorte de manichéisme qui oppose la terre et l’eau comme les deux nouvelles formes du bien et du mal, c’est la vie naturelle, l’innocence du rêve américain, qui aspire à descendre à jamais sur le radeau ivre d’Huckleberry Finn. La fin du roman est discutée : parce que le radeau dérive par erreur dans le Sud, terre d’esclavage ; parce que surtout l’intervention finale de Tom Sawyer, comme un deus ex machina, ramène ce grand livre mythique à sa dimension de roman pour enfants. Malgré cette fin ratée, le roman est l’expression la plus élaborée et la plus vigoureuse de l’idéal américain et du destin manqué de l’Amérique, rêve de l’Occident où la nature et l’homme se sont laissés de nouveau corrompre par la civilisation. La dernière phrase de Huck, souvent citée, est le cri du cœur de tout homme pollué par un excès de civilisation, et qui rêve de l’Ouest comme d’un paradis : « Il va falloir que je file au territoire indien, car tante Sally veut me civiliser, et je ne peux pas supporter ça ! » Au-delà même de l’Amérique, dans son va-et-vient entre l’eau et la terre, le monde de l’enfance et celui de l’adulte, le manichéisme du livre reflète les hésitations de toute civilisation entre l’impossible idéal et l’insupportable réalité.
Spontanément génial, Huckleberry Finn est un livre essentiel. Le reste de son œuvre, plus médiocre, devient avec l’âge très pessimiste. Il reprend la veine et le personnage de Tom Sawyer (Tom Sawyer abroad, 1894 ; Tom Sawyer, Detective, 1896), sans dépasser le niveau du livre pour enfants. Il reprend sa satire du beau monde européen : dans A Connecticut Yankee at King Arthur’s Court (Un Yankee à la cour du roi Arthur, 1889), un Américain égaré au Moyen Âge se montre meilleur magicien que l’enchanteur Merlin.
Those Extraordinary Twins (Ces jumeaux extraordinaires, 1894) s’inspirent du thème, obsédant pour cet auteur déchiré, du double : deux enfants nés le même jour, l’un fils du maître, l’autre d’un esclave, sont confondus à la naissance. En 1894, Pudd’enhead Wilson, chronique d’un village, préfigure la manière de Sherwood Anderson*. Sans le signer, il publie un livre très sérieux sur son héroïne favorite, Jeanne d’Arc, qu’il considère comme son meilleur livre (Personal Recollections of Joan of Arc [Souvenirs personnels de Jeanne d’Arc], 1896).
La mort de sa femme, de trois de ses filles, assombrit la fin de sa vie. Les œuvres pessimistes se succèdent : The Man that corrupted Hadleyburg (1900) sur la malhonnêteté humaine ; A Person sitting in Darkness (1901), satire de l’argent ; King’s Leopold’s Soliloquy, satire de l’impérialisme. Ses derniers livres, Extracts from Adam’s Diary, Extracts from Eve’s Diary (1904), What is Man ? (1906), donnent une dimension métaphysique à sa vision désespérée de la solitude de l’homme dans un univers absurde. Œuvre posthume, The Mysterious Stranger (l’Étranger mystérieux, 1916) révèle un Dieu indifférent et blasé créant le monde pour divertir son ennui. De bout en bout, l’inquiétude puritaine parcourt l’humour paradoxal de l’œuvre inégale de Mark Twain. Ces contradictions ne trouvent leur équilibre que dans l’exceptionnel chef-d’œuvre qu’est Huckleberry Finn. Cette parfaite expression des mythes et des rêves américains, de l’esprit de contestation, de démocratie et d’entreprise à la fois idéaliste et réaliste n’a probablement jamais été dépassée, et n’a pas cessé d’inspirer la littérature américaine.
J. C.
B. A. De Voto, Mark Twain’s America (Boston, 1932 ; nouv. éd., Cambridge, Mass., 1951) ; Mark Twain at Work (Cambridge, Mass., 1942). / M. M. Brashear, Mark Twain, Son of Missouri (Chapel Hill, N. C., 1934). / W. Blair, Mark Twain and Huck Finn (Berkeley, 1960 ; nouv. éd., 1973). / H. N. Smith (sous la dir. de). Mark Twain. A Collection of Critical Essays (Englewood Cliffs, N. J., 1963). / B. Poli, Mark Twain, écrivain de l’Ouest (P. U. F., 1965) ; le Roman américain, 1865-1917. Mythes de la frontière et de la ville (A. Colin, coll. « U 2 », 1972). / J. Kaplan, Mr Clemens and Mark Twain : a Biography (New York, 1966).