Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Tunisie (suite)

Cependant, les divisions intérieures ne tardent pas à miner le jeune parti destourien. Aussi celui-ci en vient-il à réviser son programme. Contrairement au manifeste de 1920, le cahier de doléances présenté en 1921 par quarante notables au nouveau résident Lucien Saint ne conteste plus le régime du protectorat, mais le subordonne à des revendications essentielles : création d’une assemblée délibérante composée de Tunisiens et de Français élus au suffrage universel et possédant les mêmes droits ; institution d’un gouvernement responsable devant cette assemblée ; séparation des pouvoirs ; accès des Tunisiens à toutes les fonctions, respect du principe « à travail égal, salaire égal » ; création de conseils municipaux élus ; liberté de presse et d’association ; liberté et extension de l’enseignement ; droit pour les Tunisiens d’acquérir des terres de colonisation.

Ces revendications apparaissent comme intolérables à l’opinion de la colonie française de la Régence. Le résident général se contente de mettre fin à l’état de siège proclamé en 1911 et d’instituer un ministère de la Justice présenté comme garant de la séparation des pouvoirs.

Le Destour profite du voyage du président Millerand* à Tunis (avr. 1922) pour manifester. Le bey remet au résident un programme en dix-huit points : ce texte est proposé à la Chambre des députés française, qui le rejette et maintient le statu quo (juill. 1922).

Il s’ensuit cependant la promulgation de décrets instituant, en territoire civil, des conseils de caïdat purement indigènes ayant avis sur les affaires économiques locales et des conseils de région mixtes jouissant des mêmes prérogatives. C’est également en 1922 que la commission consultative fondée en 1896 pour conseiller le résident en matière économique et financière, complétée en 1907 par la création d’une section indigène, est transformée en Grand Conseil, dont le pouvoir, en matière économique et budgétaire, n’est d’ailleurs que consultatif.

Ces réformes ne satisfont pas le parti destourien, et Tha‘ālibī, sous la menace de poursuites, quitte la Tunisie. Sa politique est, jusqu’à son retour en 1937, poursuivie dans la Régence par ses deux lieutenants, les avocats Aḥmad al-Ṣāfī et Ṣāliḥ Farḥāt (Ferhat).

La loi du 20 décembre 1923, qui permet la naturalisation des Tunisiens, favorise l’activité nationaliste : en effet, le Destour considère que cette loi est en contradiction avec la souveraineté du bey, garantie par les traités du protectorat, et assimile la naturalisation à une apostasie. Mais le bey Muḥammad al-Ḥabīb (1922-1929) ne s’oppose pas à la publication de cette loi au journal officiel tunisien.

En 1924, les troubles prennent un caractère social. Les grèves déclenchées durant l’hiver de 1924-25 provoquent l’arrestation ou l’exil des chefs syndicalistes.


La montée de l’opposition

L’inauguration d’une statue du cardinal Lavigerie en 1925, la crise économique de 1929, la célébration du centenaire de l’occupation d’Alger et le Congrès eucharistique de Carthage en 1930 offrent au parti destourien de nouvelles occasions pour mobiliser la population tunisienne contre la France. Celle-ci réagit en prononçant la dissolution du Destour (31 mai 1933) et en remplaçant le résident général François Manceron (1929-1933) par l’énergique Marcel Peyrouton (1933-1936).

Le mandat de M. Peyrouton en Tunisie coïncide avec la scission du parti destourien.

À la Commission exécutive du Destour, dirigée par Aḥmad al-Ṣāfī et Ṣālih Farḥāt, s’oppose en effet un groupe de militants aux idées plus avancées, rassemblés autour du docteur Māṭirī (Matéri) et des avocats Ḥabīb Bourguiba*, Baḥrī Gīga (Guiga) et Ṭāhir Ṣfar. La scission est effective au mois de mars 1934, lors du congrès de Qṣar Halāl (Ksar-Hellal), un petit village dans le Sahel tunisien.

Il existe dès lors en Tunisie deux partis destouriens : le Néo-Destour, issu du congrès de Qṣar Halāl, qui va entraîner derrière lui l’immense majorité de la population, et le Vieux-Destour, qui s’est replié sur lui-même en attendant de péricliter.


Le Néo-Destour

Contrairement au Vieux-Destour, qui s’appuie essentiellement sur la bourgeoisie conservatrice et l’aristocratie tunisienne, le Néo-Destour recrute ses adeptes parmi la petite bourgeoisie, les fonctionnaires et les petits employés. Ses cadres sont, pour la plupart, des intellectuels d’origine modeste, nourris, sur les bancs des facultés françaises, des grands principes de la révolution de 1789. Face à la domination française, ils affirment la souveraineté tunisienne, manifestation juridique de la nation tunisienne. Alors que le Vieux-Destour est panarabe et musulman, au sein du Néo-Destour le nationalisme l’emporte sur le panarabisme et la laïcité sur l’esprit religieux.

Cette différence se traduit aussi dans les méthodes d’action du nouveau parti. Reprochant au Vieux-Destour son manque de dynamisme et de souplesse, et partant du principe selon lequel « le tout à la fois n’aboutit à rien du tout », le Néo-Destour inaugure une politique baptisée politique des « étapes » de laquelle il se réclame encore aujourd’hui.

Il fonde sa propagande sur la souveraineté populaire, la neutralité confessionnelle et la séparation des pouvoirs. C’est sur cette base qu’il engage dès sa naissance la lutte contre les autorités du protectorat. Le résident général essaie de satisfaire les intellectuels en élargissant, le 6 janvier 1934, le Grand Conseil à leur profit. Mais cela n’est pas suffisant pour apaiser les nationalismes tunisiens, à une époque où la situation économique du pays est touchée par la crise mondiale.

M. Peyrouton prend alors (sept. 1934) des décrets qui aboutissent à de nombreuses arrestations, à des émeutes et à la répression. Son successeur, Armand Guillon (1936-1938), prend des mesures de clémence et fait libérer les détenus politiques. Le Néo-Destour profite du rétablissement des libertés pour reprendre sa propagande. L’avènement du Front* populaire en France semble lui permettre tous les espoirs. En effet, dans un discours prononcé à Radio-Tunis le 1er mars 1937, Pierre Viénot, secrétaire d’État aux Affaires tunisiennes et marocaines, n’hésite pas à critiquer le manque de clarté dans la politique française en Tunisie et la confusion des intérêts privés avec ceux de la France, et à souligner l’insuffisance de l’enseignement, la misère du paysan tunisien, à qui le sol n’appartient plus, et la nécessité de réformes dans le cadre du protectorat. En réponse à Viénot, Bourguiba proclame, dans une interview, que « l’union entre la France et la Tunisie constitue la base de toutes les revendications du Néo-Destour ». Cependant, outre l’opposition de la colonie française en Tunisie à la politique du Front populaire, un grave conflit social dans la région des mines de phosphate vient détériorer les rapports entre le Néo-Destour et le gouvernement de la République.