Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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toxicomanie (suite)

Il faut deux conditions essentielles pour que naissent l’état et le comportement toxicomaniaques. La première réside dans la perversion du besoin ou dans une attitude spéciale à l’égard du toxique : c’est la toxicophilie, appétence anormale pour des substances naturelles ou des drogues au pouvoir exaltant ou apaisant. Cette appétence traduit toujours un trouble profond de l’équilibre affectif. Mais la toxicophilie se distingue de la toxicomanie, dont elle n’est que le prologue.

Le toxicophile ne devient toxicomane que s’il rencontre une drogue génératrice d’accoutumance et d’assuétude : en ce sens, de nombreuses substances naturelles ou synthétiques ne déterminent pas nécessairement de toxicomanie véritable, quand bien même s’y prête le terrain.

Il n’existe pas de toxicomanie sans toxique capable de modifier radicalement le corps et l’esprit d’un sujet au point d’en faire un malade et un esclave. L’importance respective de ces deux conditions est difficile à apprécier. La majorité des psychiatres cependant accordent une nette prévalence à la première : parmi les sujets qui ont reçu, au cours de leur existence, des stupéfiants (morphine, par exemple) à l’occasion d’une opération chirurgicale, d’un accident, d’une période douloureuse aiguë, et parmi les jeunes qui font l’expérience d’une drogue par curiosité ou par mode, un petit nombre seulement vire à la toxicomanie. On pourrait y voir le résultat des rigoureuses dispositions légales qui réglementent l’obtention et l’usage des stupéfiants. Mais on en trouve les raisons plus profondes dans la structure de la personnalité individuelle : ceux qui recherchent indéfiniment l’effet lénifiant des drogues souffrent presque toujours d’une perturbation instinctivo-affective profonde et ancienne, secrète ou évidente.

Le trafic des stupéfiants

On assiste depuis 1945 à une recrudescence de l’usage des drogues dans le monde entier. Elle résulte beaucoup moins des conditions de vie moderne (encore que l’isolement né de la vie dans de grandes métropoles sans âme prédispose à ces sortes de tensions mentales) que d’une reconversion des gangs criminels. Ceux-ci ont perçu tout le profit sans grand risque à tirer de la vente de ces produits, dont la relative rareté commande des prix élevés (un héroïnomane paie sa dose journalière 30 dollars de 1972).

Le circuit commercial est le suivant. À partir des pays producteurs de l’opium (parfois d’ailleurs culture vivrière tant qu’il n’aura pas été trouvé une culture de remplacement), celui-ci est acheminé sur les côtes asiatiques ou méditerranéennes. De là, bateaux ou avions le transportent dans des caches soigneusement camouflées, dans des ports où s’opère la transformation chimique de l’opium en morphine, puis celle de la morphine-base en héroïne. C’est ensuite la distribution aux chaînes de ravitailleurs qui font la navette jusqu’aux pays utilisateurs, où se trouvent organisés de véritables réseaux clandestins de distribution. Il est courant dans ces manipulations que le kilogramme d’héroïne, acheté 5 000 dollars à l’étranger, soit revendu 80 000 dollars au détail, sans compter l’adultération du produit par les intermédiaires.

M. L. C.


Psychopathologie

La nature de ce déséquilibre intime de la personnalité se révèle à l’analyse assez variable : on a décrit des toxicomanes cyclothymiques, anxieux, déprimés chroniques, schizoïdes, obsédés, des schizophrènes latents ou patents. En pratique, on a coutume d’opposer les toxicomanes déséquilibrés pervers et les toxicomanes névrosés.

Les premiers sont des psychopathes impulsifs, avides de satisfactions immédiates, curieux de sensations extraordinaires, incapables de résister à leurs instincts et n’éprouvant que peu ou pas de culpabilité. Seuls des difficultés croissantes pour obtenir la drogue et le risque de sanctions judiciaires ou professionnelles graves les amènent à demander une cure de désintoxication. En fait, leur moi faible, dépourvu d’instances morales solides, leur nonchalance, l’instabilité ou la pauvreté de leur affectivité permettent un assouvissement facile des pulsions toxicomaniaques, d’où la fréquence des récidives après traitement. Réfractaires à la psychothérapie, ce sont des toxicomanes invétérés, aux ruses innombrables, délinquants pour la plupart.

Les seconds — les moins nombreux, ou toxicomanes névrosés — sont des anxieux, des obsédés (compulsifs) en proie à des sentiments d’infériorité et à des inhibitions qui entravent leur adaptation. L’asthénie chronique, un fond dépressif permanent, une insatisfaction profonde, un mal-être vont trouver initialement dans les effets de la drogue une forme de compensation. Ils deviennent un instant ce qu’ils auraient toujours voulu être et qu’ils ne sont pas. Mais ils souffrent d’une contradiction entre leur désir de drogue et la culpabilité qui en résulte à leurs yeux. D’où la lutte anxieuse et épuisante contre la tentation, lutte qui finit par s’affaiblir ou disparaître, les multiples essais de libération de l’emprise du toxique suivis de défaites et de retours vers le poison. La cure de désintoxication peut avoir dans ces cas quelques chances raisonnables de succès, car la demande d’aide est sincère et certains conflits névrotiques internes peuvent se trouver résolus après une série d’entretiens avec le psychiatre, tandis que l’appétence toxicomaniaque s’amenuise.

De nombreuses formes de transition s’observent entre ces deux types schématiques de personnalité prédisposant à la toxicomanie. Souvent, on est frappé au contraire par l’absence de névrose ou de déséquilibre caractérisés : il s’agit de sujets passifs, abouliques, dépendants mais d’apparence normale.

Selon la psychanalyse, les causes profondes de la toxicomanie sont à rechercher au niveau des stades les plus anciens du développement de la personnalité, au cours de la vie infantile, dans les toutes premières années, où les traumatismes psychiques sont refoulés dans l’inconscient. La personnalité du toxicomane se caractériserait par une fixation pathologique de son évolution au stade oral décrit par Freud. Quelle que soit la voie d’utilisation, buccale ou parentérale (injections sous-cutanées, intraveineuses ou intramusculaires), le toxique représente pour le toxicomane une nourriture symbolique qui assouvit un plaisir analogue à celui du nourrisson. Le même désir de dépendance se retrouve dans les deux cas avec appétence « perverse » du premier pour la drogue et appétence normale du second pour le lait maternel. Le toxicomane ne comble son insatiable avidité affective, son appétit de bonheur et de puissance qu’à travers son propre corps transformé en réceptacle pour la manne des paradis artificiels. On rapproche à cet égard les tendances toxicophiliques et toxicomaniaques des perversions du comportement alimentaire. On fait aussi remarquer que les conduites toxicophiliques mineures ou celles qui se substituent à la toxicomanie après désintoxication sont essentiellement orales ou buccales : plaisir de boire des liquides agréables, de fumer, de sucer des bonbons, voracité, gourmandise, goût pour les médicaments anodins, etc. Ainsi donc l’adulte qui évolue vers la toxicomanie exprimerait une régression affective ou une fixation au stade oral de sa personnalité (pour des motifs souvent complexes et obscurs). Cette fixation inconsciente correspondant au caractère oral se révélerait à l’occasion de difficultés ou de souffrances réelles que le candidat à la toxicomanie ne peut affronter. La drogue est alors le refuge dans un univers morbide de plaisir absolument opposé aux principes de réalité et de moralité adultes. En fait, le phénomène toxicomaniaque se révèle complexe, et les théories psychanalytiques, pour séduisantes qu’elles soient, ne fournissent pas d’explication valable pour tous les cas de toxicomanie. Le tempérament, l’équipement neurologique génétique, un certain type biochimique de fonctionnement cérébral jouent un rôle dans la genèse des toxicomanies.