autorité (suite)
Mais l’autorité paternelle serait tenue pour despotique si elle ne procédait que du caprice. L’ambivalence caractéristique de l’autorité (qui nous pousse à désirer les postes de responsabilité et en même temps à les fuir, qui nous amène à tout attendre d’en haut et à dénoncer comme d’insupportables atteintes les offres d’aide les plus innocentes) s’explique par le fait qu’elle est à la fois extrêmement attirante par le surcroît de pouvoir qu’elle apporte à celui qui l’exerce, mais qu’elle peut être, du même coup, inquiétante et dangereuse pour tout le monde. La solution de ce paradoxe se trouve dans une institutionnalisation de la distance qui sépare dirigeants et dirigés, et qui permet à « l’homme de caractère » de se rendre prestigieux dans la même proportion qu’il est énigmatique. Comme l’autorité est dangereuse, ceux qui en sont investis tendent à s’isoler ou à être isolés par les autres. C’est ce qu’exprime l’image de Moïse ou, plus généralement, de tout homme marqué du sceau d’un prestige particulier.
Ainsi est-on conduit à distinguer entre l’efficacité de l’autorité et sa légitimité. Je peux mal me trouver d’avoir obéi, être conscient des mauvaises suites pour moi de mon obéissance et pour autant continuer à penser que j’ai eu raison d’obéir, et même que j’aurais été coupable si je ne l’avais pas fait. Ce n’est donc pas sur le succès d’une décision, ou, du moins, d’une seule décision, qu’est jugée sa légitimité et appréciée l’autorité de celui qui l’a prise. Le plus souvent, ce n’est qu’après une longue suite d’échecs, de démentis de l’expérience que la confiance est ébranlée. Fondamentalement, la confiance est une attitude, une disposition à compter sur la bienveillance d’autrui, qui nous incline à le tenir pour un ami, ou, du moins, à ne pas le tenir pour un ennemi, à croire qu’il est dans le vrai. C’est au nom de cette même disposition que nous jugeons autrui arbitraire et abusif, s’il frustre notre attente, si, au lieu du concours ou du secours que nous nous jugeons en droit d’attendre de lui, i répond par l’extorsion, l’indifférence ou la manipulation.
Le soupçon que l’un ou l’autre de ces trois risques viennent à se réaliser suffit à empoisonner la relation d’autorité. Ce qu’il faut voir, c’est l’espèce de dialectique qui conduit dirigeants et dirigés, supérieurs et subordonnés à tomber de l’un dans l’autre, dans la vaine recherche d’une parfaite sécurité. Si je tiens à me protéger contre les risques d’exploitation de mon supérieur, au point de chercher à l’enfermer dans un réseau serré de défenses et de protections — comme le montre l’histoire des organisations bureaucratiques —, j’accule la direction ou bien à se retirer du jeu ou bien à feindre de s’en retirer, à prendre une attitude purement gestionnaire et à s’abstenir de toute initiative, ou bien à feindre et à feinter.
L’analyse de l’autorité atteste à la fois la nécessité et la fragilité de la confiance : il faut tenir la bienveillance — du moins dans certains secteurs privilégiés des relations humaines — comme plus normale que l’hostilité, là même, et peut-être surtout, où l’égoïsme du plus fort pourrait s’exercer le plus à découvert et aux moindres risques.
F. B.
C. I. Barnard, The Functions of the Executive (Cambridge, Mass., 1938). / E. C. Banfield, Political Influence (New York, 1961). / F. Bourricaud, Esquisse d’une théorie de l’autorité (Plon, 1961 ; 2e éd., 1969). / O. E. Klapp, Symbolic Leaders, Public Dramas and Public Men (Chicago, 1964).