Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
T

Tolstoï (Léon) (suite)

Les scènes entre les époux prennent des proportions odieuses, absurdes. Les fils se rangent du côté de la mère, les filles du côté du père. Et dans ce climat empoisonné, Tolstoï, isolé, incompris, fatigué, prononce ces paroles terribles qui serviront à juger Sonia : « L’homme souffre des tremblements de terre, des épidémies, des horreurs de la maladie, de tous les tourments de l’âme. Mais de tout temps la tragédie la plus douloureuse pour lui a été, est et sera la tragédie de l’alcôve. »

Tchertkov passe alors dix ans en exil, en raison de ses idées subversives. La police n’ose pas inquiéter Tolstoï lui-même. Et en 1907, lorsqu’il rentre en Russie, il se fait construire une maison tout près de Iasnaïa Poliana. Désormais, c’est à lui que Tolstoï confie ses manuscrits. D’âpres questions d’intérêt se mêlent aux disputes : alors que Sonia doit pourvoir aux charges matérielles, Tolstoï, agissant selon sa conscience, fait savoir qu’il renonce à toucher des droits d’auteur. Les reproches, les scènes redoublent. Sonia est obsédée par l’idée que Tchertkov subtilise le journal intime et elle fouille dans les papiers de son mari.


« La Mort d’Ivan Ilitch »

Tandis qu’on se bat autour de lui et pour lui, Tolstoï continue sa grande méditation sur la mort et subit les assauts du doute et de l’angoisse. Par moments, il ne parvient plus à se supporter, tant il souffre de ne pouvoir accorder sa vie à sa pensée. Il lui semble qu’il ment au monde, par sa vie, par sa gloire, par ses richesses, alors que ce même monde vient à lui comme au seul homme capable de proposer une morale positive pour le salut de la Russie.

La Mort d’Ivan Ilitch (1886) est un des plus beaux textes de Tolstoï par son dépouillement et sa tension. Bien qu’il prêche souvent à cette époque, aucun sermon, aucune démonstration n’alourdit le livre. D’emblée, le lecteur se trouve confronté au seul événement essentiel de la vie, la mort. Nous apprenons dès les premières pages le décès d’Ivan Ilitch, fonctionnaire convenable qui jouit de l’estime générale. Ses amis viennent rendre une dernière visite au mort, un peu troublés et vaguement inquiets pour eux-mêmes. Ils apparaissent égoïstes, superficiels, enfin des hommes ordinaires, ni bons ni méchants, comme l’a été aussi Ivan Ilitch.

La vie d’Ivan Ilitch s’est déroulée sans histoire : il a obtenu de l’avancement dans son métier et, grâce à cette promotion, il a pu louer un bel appartement. Et voici qu’un jour, tombant d’une échelle, il est devenu la proie d’un mal sourd qui gagne de jour en jour, les traitements qu’il essaie échouent. À mesure que la maladie s’installe, Ilitch prend conscience de sa solitude. Il veut lutter, devient irascible, prend en haine tout ce qui a constitué ses raisons de vivre, métier, femme, enfants, honneurs, société, et, se dépouillant peu à peu de ce qui l’encombre, « ne ressemble plus qu’à lui-même ». Ceux qui l’entourent lui sont étrangers, même sa femme, qui cache sous de bonnes paroles une indifférence excédée. Dans ce vide, la seule vérité est la mort, la mort qui se moque des conventions et des attitudes « comme il faut », mais qui donne la dimension de la vie. Ayant compris cela, Ilitch cesse de lutter et se croit « délivré » : « Il chercha sa terreur accoutumée et ne la trouva plus. Où est-elle ? Et quelle mort ? Il n’avait plus peur parce que la mort n’était plus. »

Maître et serviteur (1895) développe un thème semblable. Le marchand Brekhounov, perdu dans une tempête de neige, privé de tout ce qui l’a fait un personnage puissant, rang, honneurs, argent, réduit à ses seules ressources, découvre comme Ilitch ce monde angoissant de la solitude et peu à peu apprend à accepter l’idée de la mort en tant que libération. Tolstoï ne promet plus à ses héros l’espoir illusoire d’une vie nouvelle, comme il avait promis à Levine l’apaisement dans l’accomplissement du bien ; au contraire, la mort est la seule issue, la seule réalité. Les personnages de ces derniers récits ne sont pas des êtres d’exception, mais des hommes ordinaires, avec leurs faiblesses et leurs côtés sympathiques, que rien n’a préparés à l’ultime révélation. Et pourtant, presque joyeusement, ils acceptent cette délivrance qui lève le voile des mensonges sur toute leur vie passée.

Voilà ce qui est révélé à Tolstoï, voilà le fond de sa prédication. Prisonnier d’un quotidien sordide, il s’achemine, en dénouant successivement tous ses liens, vers la délivrance spirituelle.


La gare d’Astapovo

Le 28 août (10 sept.) 1908, on célèbre les quatre-vingts ans de Tolstoï. Aucune gloire au monde ne peut lui être comparée. Les pèlerins affluent vers Iasnaïa Poliana : personnages illustres ou humbles, intellectuels, paysans, chrétiens, athées. Chaque jour, le « tolstoïsme » recrute de nouveaux adeptes. Des colonies se fondent. Pour beaucoup, ce vieillard barbu aux sourcils touffus, au regard perçant, vêtu de sa large blouse, symbolise l’espérance : il lutte par sa plume contre les forces conservatrices, proteste contre les injustices sociales et les répressions tsaristes, prêche l’amour universel. Mais il répète avec obstination que les améliorations sociales ne s’obtiennent que par le perfectionnement moral des hommes, ce qui lui vaut l’hostilité des marxistes, qui renversent l’ordre des facteurs ; d’ailleurs, les journées sanglantes de 1905 le consternent : « La révolution est déclenchée, note-t-il dans son journal. On tue des deux côtés. La contradiction réside dans le fait que comme toujours on veut juguler la violence par la violence. »

En ce mois d’octobre 1910, le patriarche, sur qui sont braqués les yeux du monde, n’a qu’une idée : fuir. Fuir une famille qui le persécute, des disciples qui ne le comprennent pas, une prédication qui n’est peut-être encore qu’une illusion ou un mensonge de plus. Pour aller où ? Il ne le sait pas lui-même, en tout cas pas parmi les « tolstoïstes » ! Dans la nuit du 27 au 28 (9 au 10 nov.), il est réveillé par un bruit de pas dans son cabinet de travail. C’est Sonia qui fouille une fois de plus dans ses tiroirs à la recherche du testament que Tchertkov lui aurait fait signer. Vainement, il essaye de se rendormir et, à quatre heures du matin, se lève, s’habille, réveille son médecin, ordonne qu’on attelle une voiture, qui l’emmènera à la gare, et écrit une lettre d’adieu à sa femme :
« Mon départ te fera de la peine. Je le regrette, mais comprends-moi bien et crois-bien que je ne puis agir autrement. Ma situation à la maison devient, est déjà devenue intolérable.
Je te remercie pour ces quarante-huit années de vie honnête que tu as passées avec moi et je te demande pardon de tous les torts que j’ai eus envers toi, de même que je te pardonne de toute mon âme ceux que tu as pu avoir à mon égard. Je te demande de te résigner à la nouvelle situation où te met mon départ et de ne pas m’en garder rancune. Si tu as quelque chose à me communiquer, dis-le à Sacha (Aleksandra), qui saura où je suis et me fera parvenir le nécessaire. Mais elle ne pourra te dire où je me trouve, parce qu’elle m’a promis de ne le dire à personne. Lev Tolstoï. »

Sonia ne reverra plus jamais vivant celui qu’elle a tant — et souvent si mal — aimé.

Après un bref passage au couvent de Chamardino, où sa sœur est religieuse — que va-t-il chercher au sein de l’Église ? —, Tolstoï repart. Mais, en cours de route, il prend froid et il lui faut descendre à la gare d’Astapovo, où le chef de station le reçoit dans une chambre de son isba.