Tirso de Molina (suite)
Le seigneur Don Gil aux chausses vertes est un fantôme imaginé par une fille hardie, doña Juana, pour hanter maître Martín, l’amant qui l’a trahie. Poursuivant l’infidèle, elle se déguise en chevalier, séduit sa rivale, enferme l’imprudent dans un labyrinthe sans issue de fictions à demi concrètes et de réalités labiles. Elle rapporte même au trompeur que, dans leur ville natale, un certain Martín, noble et fidèle, s’apprête à épouser doña Juana, sage et modeste. Alors, les deux amants jettent les masques qui, l’espace d’un rêve, avaient altéré leur identité. Ils rentrent dans le rang ; ils se marient.
El burlador de Sevilla (vers 1620), héros de la jeunesse dorée, est un joyeux imposteur qui abuse de grandes dames dévergondées à la faveur de la nuit et de paysannes nanties, vaniteuses ou ambitieuses, par ses manières de grand seigneur. Il trompe son oncle, son père, son ami, ses hôtes, le roi et remet gaiement au lendemain son retour à la loi de Dieu. Bravache, il défie le sépulcre du commandeur, le père de l’une des belles, qu’il avait tué. Hallucination ou miracle ? Le gisant l’invite à un repas en enfer. Il meurt, de peur. Là encore, cette fin, grotesque, est dictée par le public : dans un rêve, il faut que cela se passe ainsi. En dernier ressort, ce Don Juan, ce maître imposteur, c’est le diable toujours présent au niveau de nos sens. Et c’est nous-mêmes qui le précipitons en enfer ; le père Gabriel Téllez n’a fait que l’exorciser.
La tragédie burlesque, telle est la grande invention poétique de Tirso. En rupture avec l’illusion comique et ses effets faciles, elle s’enracine bien plus profond dans notre être. Elle répond à notre attrait pour la flagellation mutuelle et cérémonieuse en public, elle satisfait notre sadisme et notre masochisme latents, elle soulève notre âme et notre cœur de nausées devant le spectacle caricatural de nos turpitudes, elle provoque notre cruauté à l’égard des personnages, vivantes images de tout ce que nous haïssons en nous-mêmes. Sur la scène défilent des têtes à massacre ; dans la salle se tiennent les spectateurs, une boule à la main destinée par l’auteur à faire boomerang. Rien de plus désopilant que de suivre cette boule, jetée avec violence et qui leur revient droit sur le nez, fait gicler leur sang. Or, après le dernier coup, c’est à nous de tirer.
Au réseau de mythes où s’inscrivent nos conduites, Tirso a ajouté une figure, Don Juan, que d’autres, après lui, ont combinée de mille façons avec des figures voisines. Sa tragédie burlesque a connu un nouveau regain avec Ramón María del Valle Inclán, au début de ce siècle, dans des esperpentos, farces grotesques et impitoyables. Elle triomphe aujourd’hui sur les écrans du monde entier avec les films de Luis Buñuel, où la cruauté confine à la cocasserie.
C. V. A.
E. W. Hesse, Catálogo bibliográfico de Tirso de Molina, 1648-1948 (Madrid, 1949 ; suppléments, depuis lors, dans la revue Estudios, Madrid). / A. E. Singer, A Bibliography of the Don Juan Theme (Morgantown, 1954 ; supplément, 1956). / A. Nougué, l’Œuvre en prose de Tirso de Molina (Libr. des facultés, Toulouse, 1962). / S. Maurel, l’Univers dramatique de Tirso de Molina (thèse, Poitiers, 1971).