Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
T

timbre (suite)

La recherche des amplitudes des harmoniques composants se faisait autrefois de manière assez qualitative au moyen de résonateurs acoustiques accordés sur les fréquences N, 2N, 3N... Elle peut se faire maintenant de manière quantitative grâce aux progrès de l’électro-acoustique, en convertissant la variation de pression p(t) en variations de courant électrique, dont on peut mesurer l’amplitude des composants au moyen de filtres électriques ou de circuits résonnants. On trouve ainsi que, si le son comporte principalement le fondamental, c’est-à-dire le son périodique simple de fréquence N, son timbre est doux, mais assez pauvre (exemple : diapason excité à l’archet). Si le son comporte, en plus, des harmoniques supérieurs, le timbre devient plus riche. Si ce sont les harmoniques supérieurs qui prédominent, le timbre devient criard.

L’opinion a longtemps prévalu que le timbre ne dépendait pas des phases φ1, φ1... des harmoniques composants. En fait, les progrès de l’électro-acoustique ont récemment permis de réaliser des expériences où l’on pouvait faire varier ces phases de manière continue sans changer les amplitudes. Elles ont montré que le timbre dépend également des phases.

On observera aussi que, si l’on conserve constantes les amplitudes et les phases, mais si l’on fait varier la hauteur du son, donc sa fréquence N, la sensation de timbre doit varier, parce que la sensibilité de l’oreille varie selon la hauteur du son : pour un son de fréquence 2 000 Hz qui comprend les cinq premiers harmoniques, une oreille normale sera encore sensible au 5e harmonique, dont la fréquence est 5 × 2 000 = 10 000 Hz. Si l’on transpose le son un octave au-dessus, soit à la fréquence de 4 000 Hz, l’oreille ne pourra plus percevoir le 5e harmonique, dont la fréquence (5 × 4 000 = 20 000 Hz) est au-delà de la limite des sons audibles pour un auditeur moyen. Le timbre dépend donc aussi de la hauteur.

On voit donc que, même dans le cas simple où le mouvement vibratoire qui donne naissance à un son est rigoureusement périodique, la sensation de timbre est très difficile à caractériser. Et l’on peut remarquer que les instruments de musique qui émettent des sons qui, pendant un laps de temps appréciable, sont rigoureusement périodiques sont extrêmement rares. Dans les instruments à vent ou à cordes frottées, cela exigerait de l’instrumentiste une alimentation en vent absolument régulière dans le premier cas, une traction de l’archet uniforme avec une pression rigoureusement constante de l’archet sur la corde dans le second. Et dans les instruments à cordes frappées (le piano) ou pincées (le clavecin, la harpe, la guitare), il n’existe pas en fait de régime permanent ; une fois la corde ébranlée, son mouvement s’amortit de lui-même puisqu’il n’y a aucun dispositif susceptible de l’entretenir.

Enfin, il est essentiel de remarquer que, dans le fait que nous puissions distinguer les sons émis par des instruments différents, les périodes transitoires d’attaque et de retombée ont une importance fondamentale : enregistrons sur une bande de magnétophone une suite de notes émises sur un piano, et faisons passer la bande à l’envers. Nous avons la sensation d’entendre de l’accordéon. Cela est dû au fait que les périodes transitoires de ces deux instruments sont inverses : au piano, l’attaque est brusque et la retombée progressive. À l’accordéon, au contraire, le son s’enfle progressivement quand la touche libère l’arrivée de l’air sur l’anche correspondante et cesse brusquement quand on libère la touche. De même, si, après avoir enregistré des sons, émis par des instruments différents, sur une bande de magnétophone, on efface les périodes transitoires d’attaque et de retombée, on constate qu’il devient extrêmement difficile d’identifier les instruments d’où les sons proviennent.

La sensation de timbre pose d’ailleurs aux facteurs d’instruments un problème pratique qu’ils doivent absolument résoudre, celui de l’harmonisation de l’instrument. Celle-ci consiste non pas à obtenir un timbre uniforme sur toute l’étendue de l’instrument (nous avons vu que c’était irréalisable, et musicalement ce n’est certainement pas souhaitable), mais un timbre qui varie de manière continue quand on parcourt l’échelle musicale de l’instrument. Sur un piano, par exemple, cette opération s’effectue en attendrissant plus ou moins le feutre des marteaux qui frappent la corde, au moyen d’un outil hérissé de pointes. Si le feutre est, trop dur, le son qu’émet la corde quand il la frappe est criard. C’est le son qu’ont en général les pianos qui ont beaucoup servi et dont les feutres des marteaux se sont tassés sous l’effet des chocs répétés contre les cordes. Si au contraire le feutre est trop mou, le son est sourd, voilé. Les feutres d’un piano neuf sont en général assez durs. Le facteur de pianos les pique pour les attendrir, et ce juste assez pour que le son soit rond et plein, sans variation brutale de timbre entre notes voisines.

La notion de timbre en musique

Jusqu’à la fin du xviie s. environ, les compositeurs occidentaux manifestent à l’égard du timbre une relative indifférence se traduisant par la précision plus ou moins grande de leurs indications d’instruments. Du caractère individuel de chaque timbre, un Vivaldi ou un Bach ont bien sûr une haute conscience, même si la couleur instrumentale joue un rôle encore plus autonome chez leur contemporain Rameau. Mais ce sont Haydn et Mozart qui les premiers traitent ces timbres individuels comme autant d’éléments d’une masse orchestrale, et surtout jouent sans cesse des combinaisons et des oppositions de timbres au lieu de donner à chaque morceau une couleur quasi immuable. Après la mélodie et l’harmonie, le timbre commence avec eux à devenir principe d’organisation à part entière. La science de l’orchestration continue à progresser considérablement tout au long du xixe s., tant au niveau des effectifs que de l’écriture proprement dite. Berlioz*, dont le Traité d’instrumentation (1844) n’est pas qu’un inépuisable livre de recette, mais un véritable ouvrage d’esthétique, ne crée pas l’orchestre moderne, qui date des classiques viennois, mais bien l’objet sonore, l’autonomie du matériau sonore par rapport à la pensée musicale. Son exemple est suivi par un Rimski-Korsakov et par un Richard Strauss. Vers 1900, on observe à la fois un indéniable gigantisme orchestral et un souci très net, en particulier chez Mahler et Debussy, d’y différencier les timbres, de traiter l’orchestre comme un ensemble de solistes. D’où bientôt un retour à des effectifs réduits — comme dans la Symphonie de chambre op. 9 (1906) de Schönberg et, surtout, comme dans Jeux (1912) de Debussy —, une tendance à donner au timbre en soi une dimension structurelle primordiale. Une étape décisive, annoncée par le prélude de l’Or du Rhin de Wagner, est franchie à cet égard avec la troisième des Cinq Pièces pour orchestre op. 16 (1909) de Schönberg, faite pour l’essentiel d’un unique accord de cinq notes dont seule varie la coloration instrumentale : Schönberg en extraira la notion, qu’on n’a pas encore fini d’exploiter, de Klangfarbenmelodie (mélodie de timbres). Dans la quatrième des Cinq Pièces pour orchestre op. 10 (1913) de Webern, chaque instrument n’intervient qu’avec un seul son, tout au plus avec deux ou trois, ce qui donne également au timbre une dimension fonctionnelle propre, génératrice d’un nouveau sens de l’espace, dont témoigne tout autant son instrumentation du ricercare à six voix de l’Offrande musicale de Bach (1935). Parallèlement, des effets inouïs faisant eux aussi s’estomper d’anciennes frontières sont tirés de sources sonores traditionnelles par Stravinski, qui, dans le Sacre du Printemps (1913), traite par endroits l’orchestre entier comme une vaste percussion, ou par Varèse*, dont les œuvres écrites de 1921 à 1931 évoquent déjà la pensée et la poétique de la musique électronique, née trente ans plus tard, et qui le premier, en acousticien, déclare faire de la musique avec des sons plutôt qu’avec des notes. Après 1950, la généralisation du système sériel, ses suites et ses chocs en retour ainsi que l’apparition des musiques électronique et concrète, qu’à pour la première fois permettent de « composer » le son, ouvrent au timbre et à son utilisation des horizons apparemment sans limites : interpénétration des notions de bruit et de son, y compris au niveau vocal, exploration de celles de cluster (grappe de sons) et de champ (par opposition à ligne) sonore, multiplication, après Ionisation (1931) de Varèse et Zyklus (1959) de Stockhausen, des ouvrages pour percussion seule, etc. En 1961, dans Atmosphères pour orchestre sans percussion, Ligeti* tire une des conséquences du nivellement harmonique dû à la généralisation de la technique sérielle en soumettant à destruction complète les notions mêmes d’intervalle et de profil rythmique, et organise la forme à partir de jeux de « surfaces de timbres » statiques d’étendues, de poids, de couleurs et d’épaisseurs très divers, le tout noté avec la plus extrême précision (micropolyphonie), avant de montrer dans Volumina pour orgue (1962) quel degré de différenciation coloristique peut atteindre un seul instrument dans la présentation de clusters. À ce titre, ces deux œuvres sont de celles qui symbolisent le mieux le rôle fondamental joué par le timbre dans la révolution musicale du xxe s.

M. V.

P. M.