Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Thomas d’Aquin (saint)

Théologien italien (Roccasecca 1225 - Fossanova 1274).


Il doit son nom à la petite ville d’Aquino, sur la route de Naples à Rome, près de laquelle il naquit d’une famille qui détenait là un minuscule pouvoir féodal.


L’homme et sa pensée

Thomas d’Aquin est l’un des plus grands théologiens de l’Église catholique en Occident, qui le considère comme l’un de ses docteurs. Mais cet honneur posthume ne doit pas dissimuler la réalité humaine de son rôle dans l’essor culturel des universités au xiiie s. Sa première démarche est significative : élevé dans une famille féodale qui l’avait envoyé, non sans ambition, faire ses premières études à l’abbaye voisine du Mont-Cassin, haut lieu religieux et politique de ce temps, Thomas se dégagea de ce milieu monastique pour poursuivre ses études à la jeune université de Naples, où il trouva une bonne occasion de s’engager dans la communauté des Frères prêcheurs, jeune ordre religieux en plein essor qui, à l’encontre des monastères, engageait ses membres dans le monde pour y porter l’évangile. Ses parents, déconcertés, tentèrent de l’en détourner et le firent arrêter sur la route qui le conduisait à l’université de Paris. Relâché au bout d’un an, Thomas réalisa son projet, qui décidait de son destin dans le cadre de l’évolution institutionnelle et doctrinale du plus grand centre de haut enseignement de l’Europe. Sa vie se déroula tout entière à l’intérieur de cette carrière universitaire, à Paris à deux reprises (1252-1259, 1269-1272), dans plusieurs villes italiennes, enfin à Naples même (1272-1274).

À son arrivée à Paris en 1245, Thomas eut pour maître, dans le collège universitaire des Dominicains, un Allemand, Albert de Souabe, connu sous le nom d’Albert* le Grand, qui y était alors, à l’encontre de la tradition commune et des directives officielles, le promoteur des diverses disciplines de la culture grecque, de la biologie à la métaphysique. « Rendre Aristote intelligible aux Latins », tel était le projet d’Albert le Grand, qui discernait dans son disciple un génie hors pair.

Suivant son maître à Cologne, où se fondait une nouvelle université, Thomas y acheva ses études, tant en philosophie qu’en théologie, avant de revenir à Paris comme maître assistant, « bachelier », puis bientôt comme maître en 1256, responsable d’une des deux chaires que tenait le couvent-collège des Dominicains. Son enseignement fit sensation, non sans provoquer déjà les réticences de ses collègues ; Thomas fut alors mêlé aux vives controverses, qui opposaient les théologiens et les maîtres de la faculté des arts, au sujet des relations entre la foi et la raison.

Autant il refusait une rupture entre les deux types de connaissance, la chrétienne et la profane, autant il tenait au principe de l’autonomie de la raison en son ordre contre la tutelle abusive de la théologie. C’est pourquoi, lors même qu’il s’opposait aux solutions ambiguës des maîtres de la faculté des arts, il conservait leur estime, et, lorsqu’il mourut, leur corporation demanda à l’ordre des Frères prêcheurs l’honneur de conserver son corps.

Cette dure controverse avait un enjeu capital dans l’université de Paris, où, par vagues successives, les traductions des penseurs et savants grecs venaient affronter la foi traditionnelle. Deux domaines, à la fois homogènes et différents, déterminaient le champ de travail : la découverte de la nature et la confiance en la raison, puissance et dignité de l’homme. Autour de quoi se développaient plusieurs problèmes sur la conception qu’on peut se faire de notre rapport avec Dieu dans cette autonomie de la nature et de la raison. Ainsi se dressaient une théologie de la création, de son opération dans le temps et l’histoire ; une théologie de l’union de l’esprit et de la matière dans l’homme, et de sa situation dans l’univers. D’où les questions posées par la spiritualité de l’âme, sa survie hors du corps après la mort, sa personnalité contre l’unicité de l’intellect, sa liberté à l’intérieur même des déterminismes de la nature que la science nouvelle était en train d’observer et d’analyser.

Le pivot de ces controverses se trouvait, historiquement parlant, dans le recours à l’un des interprètes d’Aristote*, le philosophe arabe Averroès*, dont les œuvres considérables exerçaient leur séduction et fournissaient un instrument technique de grande efficacité. Cependant, ses thèses poussaient à l’extrême la différence entre la connaissance religieuse par la révélation de Dieu — le Coran pour Averroès, l’Évangile pour les chrétiens —, et la connaissance issue des multiples expériences, dont l’analyse constitue les sciences profanes. À la faculté des arts, une équipe de jeunes maîtres, menés par Siger de Brabant (v. 1235-1281), développait un humanisme naturaliste et rationaliste difficilement conciliable avec la foi chrétienne. Leur évolution manifesta que, peu à peu, les oppositions se résorbaient : on sait que Dante place dans son Paradis, au quatrième chant, parmi les maîtres à penser que lui présente Thomas d’Aquin lui-même, Siger de Brabant, « le maître de la rue du Fouarre qui syllogisa d’importunes vérités ».

Cependant, la grande majorité des théologiens, nourris d’un augustinisme où la nature était dépréciée et la raison suspecte, continuait son opposition. En décembre 1270, après des séances houleuses, les maîtres, dont la corporation, présidée par l’évêque, constituait alors la plus haute juridiction doctrinale de l’Église, condamnèrent treize propositions résumant les positions averroïstes. Il semble que Thomas d’Aquin fut implicitement menacé. En 1277, trois ans après sa mort, un long syllabus de deux cent dix-neuf propositions contre les « erreurs de ce temps » touchait cette fois directement plusieurs positions de Thomas d’Aquin, en particulier sur son anthologie et sur sa thèse de l’éternité du monde. Ce syllabus, désordonné et composé avec une hâte passionnelle, n’était pas sans clairvoyance sur la diffusion, même hors des élites universitaires, du rationalisme et du naturalisme. Saint Thomas ne devait être réhabilité que cinquante ans plus tard, en 1323, lorsqu’il fut canonisé. Il sera déclaré docteur de l’Église en 1567 et patron des écoles catholiques sous Léon XIII.