Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
T

théâtre (suite)

Ce genre d’imagination prend corps avec la fondation, en 1919, du Bauhaus* de Weimar. Là, Walter Gropius fonde un atelier de théâtre total. Le Bauhaus vise à trouver une corrélation originale et puissante entre tous les processus de la création artistique, qui doit culminer dans un nouvel équilibre de notre environnement sensoriel. Sur ces principes, en 1927, Walter Gropius élabore ses célèbres plans de théâtre total en forme ovoïde, où la scène, excentrique, peut changer de position par rapport à l’auditoire, considéré comme entité vivante, car l’art dramatique constitue, dans le jargon sociologique, un « médium froid ». Au contraire, le cinéma, « médium chaud », décourage la participation de l’individu, surtout avec le « parlant ». Cette nouvelle dimension sensorielle réduit encore le champ de notre liberté, car, écrit Marcel Pagnol : « Tout spectateur entendra les paroles de l’acteur comme les a entendues la fidèle boîte ronde lorsqu’on les enregistra ; dans une salle de cinéma, il n’y a pas mille spectateurs, il n’y en a qu’un. » Là encore éclatement spirituel : revalorisation du langage (on s’aperçoit que l’idéogramme chinois est l’élément de base d’une combinatoire infiniment riche, qu’avec mille mots on peut faire des millions d’images) mais aussi abus de procédés comme le travelling et le gros plan pour les substituer purement et simplement au dialogue. Ce déchirement spirituel ne saurait être sans rapport avec les formes actuelles du théâtre, et accentué par la radio, qui tire dans une autre direction.


Sur les ondes

Ici, le message sonore reste seul pour évoquer une chaîne d’images dans l’esprit de l’auditeur. Amplification de l’ouïe et amputation des autres sens. Étienne Souriau, dans une étude sur le théâtre radiophonique, rappelle l’adage d’Edward Gordon Craig selon lequel un texte de théâtre parfait, celui d’Hamlet par exemple, porte en soi son décor et sa mise en scène. Le dramaturge écrivant une pièce radiophonique — genre inauguré en 1928 — doit viser au même idéal. S’il n’y parvient pas, il devra s’aider de moyens de fortune, comme l’introduction d’un présentateur, les formes diverses de bruitage et de musique d’accompagnement, la formule du reportage imaginaire (succès, en 1938, aux États-Unis, de l’émission la Guerre des mondes d’Orson Welles*, fondée sur une invasion de Martiens, qui réussit à créer une hystérie collective), etc. Il importe de noter que nombre de dramaturges de la nouvelle vague, comme Félicien Marceau (né en 1913), François Billetdoux (né en 1927), Georges Neveux (né en 1900), Maurice Jacquemont (né en 1910), Jean Tardieu (né en 1903), Yves Jamiaque (né en 1918) et Alexandre Hivernale (né en 1918), se formèrent à la radio. Finalement, l’image physique des personnages se forme dans l’imagination des auditeurs à partir de leur voix. Ainsi en arrive-t-on à une sorte d’expressionnisme auditif déterminant une vision qui s’inscrit parfaitement dans cette « fonction de l’irréel », vecteur de la critique nouvelle selon Gaston Bachelard. On découvrit alors qu’il ne suffisait pas de parler à l’auditeur, mais que, pour le retenir, il fallait parler avec lui.

Le progrès ajoute alors l’image au son — inversant la séquence du cinéma —, mais la télévision hérita des habitudes de la radio ; il faut accrocher un public qui se trouve dans son cadre habituel et peut, à tout instant, couper le contact. Finalement, un art qui s’adresse simultanément à des millions de personnes ne saurait rééditer celui qui s’adresse à quelques milliers de spectateurs ayant pris un billet qui leur donne le droit de se réunir en un lieu pour voir telle ou telle pièce : « Le théâtre, écrit T. C. Worsley, constitue toujours un goût de minorités, et différentes sortes de pièces plaisent à des minorités différentes. » L’universalité de la télévision conduit à une esthétique nouvelle s’adressant à tous, avec le risque évident de tomber dans la démagogie du nivellement par le bas. En 1960, la télévision britannique révéla Harold Pinter*, devenu aujourd’hui un des plus célèbres dramaturges d’avant-garde. Des pièces comme le Gardien (The Caretaker) se jouent sur deux niveaux : une sorte de réalisme populiste — d’où le nom de « drame de l’évier » (kitchen-sink theatre) — compliqué, au second degré, par un symbolisme des éternelles questions sur la validité de l’existence humaine, posées maintenant par des antihéros. En 1972, à sa prise de fonctions, le directeur de l’O. R. T. F. citait cet exemple et proclamait son intention de lancer six jeunes auteurs français inconnus chaque année.

Le caractère instantané de la communication amène M. McLuhan à comparer la radio au « tam-tam tribal », alors que la télévision inaugure l’ère du « happening simultané » dans tout un pays, voire sur tout un continent, et l’on peut prévoir l’arrivée du jour où l’humanité entière se transformera en un « village global ». Étrange progrès, où les trois « top » de l’horloge parlante répètent, pour des centaines de millions d’hommes, le message du clocher médiéval : seule l’échelle du phénomène a changé. Devant cette concurrence permanente, le théâtre cherche d’autres voies, comme celle qui consiste à sortir de l’audio-visuel. Ainsi, les dernières expériences de happening* se fondent sur l’environnement. Par exemple, le Liquid Theater of New York nous offre un labyrinthe sensoriel conditionnant le spectateur avant son intégration au spectacle. En 1972, au théâtre des Ambassadeurs, à Paris, on nous proposait dans l’Espace Pierre Cardin de parcourir un chemin sinueux dans une pénombre odorante avec des effets de couleurs douces et de musique apaisante. En cours de route, une quarantaine d’acteurs et d’actrices, par divers contacts effleurants des mains et des lèvres, de tissus soyeux ou froufroutants, avec des offrandes délicates dans le rituel des geishas ou de la mythologie chrétienne (minuscules tasses de thé, pommes à croquer), aidaient spectatrices et spectateurs à se dépouiller de leur réserve de personnes habitant dans les villes du xxe s. Avant d’arriver dans le saint des saints, chacun était dépouillé de ses entraves vestimentaires (souliers, cravates, etc.), mises dans un sac de plastique aux couleurs psychédéliques. Ainsi initié, l’auditoire pénétrait dans la piste circulaire pour s’asseoir par terre, sur un moelleux tapis, et vivre l’aventure intitulée « la Femme et son ombre ». Sur ce même tapis, mêlée au public, la troupe jouait donc la création du monde centrée, tout naturellement, sur l’aventure d’Adam et Ève. D’où, au fond, un retour à l’essence du mystère médiéval avec une concrétisation des fameuses correspondances baudelairiennes :
Là tout n’est qu’ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.