Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
T

théâtre (suite)

Parallèlement, deux conquêtes absolues de communication instantanée nous assaillent : la radiodiffusion*, où, dès juin 1914, on diffuse sur les ondes une œuvre théâtrale, et la télévision*, dont les premiers prototypes apparaissent en 1934. Tous ces mass media retentissent dans le public à un point tel qu’un sociologue, Marshall McLuhan, proclame la victoire totale de la forme technique sur le fond et lance ce slogan : « Le message, c’est le médium. » Même sans aller aussi loin, on ne saurait sous-estimer les chocs en retour subis par le théâtre :
— les producteurs doivent défendre leurs publics traditionnels et s’efforcer d’en conquérir d’autres ;
— les spectateurs prennent au cinéma, et plus encore avec la radio et la télévision, de nouvelles habitudes, à la fois sensorielles et mentales, qui débouchent sur de nouvelles exigences et des rejets de cadres anciens ;
— les auteurs subissent des mutations analogues ; en outre, ils disposent d’un nouvel éventail de moyens pour communiquer leur univers spirituel.

Or, comme l’écrit Armand Salacrou : « Le dramaturge a un collaborateur que l’on oublie toujours, qui a peut-être autant d’importance que lui, c’est le public. » Au moment où ce dernier commence à changer, le théâtre, on ne s’en étonnera pas, amorce sa mutation.

En mars 1887, André Antoine (1858-1943), ami des naturalistes et d’Émile Zola*, peintre de la révolution industrielle, fonde le Théâtre-libre. Face aux exigences commerciales de maximiser les profits en jouant une même œuvre facile et populaire jusqu’à satiété (théâtre du Boulevard*), il introduit un double principe purement artistique, encore vivace aujourd’hui :
— l’alternance, conduisant à créer sept ou huit pièces par saison, fait connaître au public français de jeunes auteurs inconnus et de grands dramaturges étrangers (ces derniers exerceront une influence qui s’avérera considérable) ;
— le répertoire, constitué de rares pièces types jouées à intervalles réguliers, permet aux metteurs en scène d’innover dans les techniques de présentation cl aux acteurs de perfectionner leur jeu.

En 1890, le poète symboliste Paul Fort fonde le théâtre d’Art — qui reflète de nouvelles visions du monde et correspondances des arts — avec des dramaturges alors inconnus en France, tels que Maeterlinck, Ibsen, Gogol, etc. Aurélien Marie Lugné-Poe (1869-1940) prend la suite en 1893 au théâtre de l’Œuvre. Là, un an après la révolution des frères Lumière, éclate en 1896 Ubu roi. Emue par le scandale et avec une intention nettement malicieuse, la critique reprend à Baudelaire, dans Mon cœur mis à nu, une formule ainsi présentée :
« Les poètes de combat,
Les littérateurs d’avant-garde.
Ces habitudes de métaphores militaires dénotent des esprits non pas militants, mais faits pour la discipline, c’est-à-dire pour la conformité. »

Cette expression, péjorative d’abord, fit néanmoins fortune, et avant-garde devint une sorte de générique abritant entre les deux guerres le théâtre poétique, surtout surréaliste, et celui de la « cruauté » : aujourd’hui, il englobe ces formes d’antithéâtre qui, de concert avec l’antiroman, la peinture non figurative, ou paradoxalement hyperréaliste, la musique concrète, électroacoustique ou programmée, semblent remettre en question tous les schémas.


Un public nouveau

Depuis sa fondation, fixée par les historiens de l’Occident vers 534 av. J.-C., moment où le poète Thespis se détacha du chœur pour réciter quelques vers, le théâtre changea moins radicalement que dans les cinquante dernières années. On ne saurait comprendre cette révolution sans une analyse sommaire des nouveaux réflexes d’un public qui, appartenant aux groupes sociaux et intellectuels les plus divers, reste toujours conditionné par les habitudes nouvelles que suscitent les mass media.

Les impressionnistes avaient déjà créé de nouvelles manières de voir plus actives, curieuse anticipation du système de points de couleurs primaires de la télévision, et leurs successeurs en peinture appartiennent à l’histoire du théâtre : Antoine fait appel à Toulouse-Lautrec, à Signac, etc., alors que Lugné-Poe se lie au groupe des nabis avec Vuillard, Bonnard, M. Denis, etc. Évolution parallèle dans le domaine de la musique, où l’on exige que l’auditeur coopère d’avantage, ce qui ne va pas sans résistance, ainsi qu’en témoigne la générale de Pelléas et Mélisande, le 28 avril 1902, à l’Opéra-Comique. Les spectateurs représentaient une élite sur laquelle, comme sur la masse, la révélation du cinéma muet venait d’éclater. Toujours se vérifie l’adage de Georges Pitoëff : « L’art scénique n’a pas pu s’arrêter à la représentation pure et simple. Il a subi l’évolution de tous les autres arts. »

Telles les ombres sur le mur de la caverne platonicienne, le septième art remettait le monde en cause, et l’on découvrait en Occident le proverbe chinois « Une image vaut mille mots. » Pendant une trentaine d’années, le flot visuel imposé au public accéléra son débit ; on finit par estimer à Hollywood qu’il ne fallait pas donner une scène durant plus de trente secondes pour rectifier un fait nouveau. La salle dispose, gigantesque cyclope, d’un œil unique : « Tout spectateur verra l’image exactement comme l’objectif l’a vue, à la même distance et sous le même angle. » Or, cette révolution visuelle en renversait une autre — l’art chrétien primitif représentait des personnages nous fixant, jusqu’à l’époque où intervint un profane souci de réalisme. Au xiiie s., un évêque espagnol, Lucas de Tuy, protestait contre les profils, et notamment contre les « vierges à un œil ». Il estimait, à juste titre, que ces représentations transformaient un adorateur, fixé par le tableau, en simple spectateur. Regardant la caméra, l’acteur obtient un contact hypnotique impossible à obtenir sur une scène de théâtre. On a cherché à compenser cette carence en substituant aux scènes des « tableaux » et en se lançant dans diverses tentatives, comme celles d’Erwin Piscator (1893-1966) en Allemagne et de Paul Claudel en France (le Livre de Christophe Colomb), pour intégrer le cinéma. Mais la barrière des feux de la rampe semble demeurer même lorsqu’on la supprime, comme Jean Vilar (1912-1971), par l’usage de projecteurs, ou « spots ». D’où de multiples tentatives pour réaliser au théâtre de nouvelles formes d’intégration impossibles au cinéma, qui, à la limite, ne peut qu’entourer le spectateur dans le cyclorama. À cet égard, le théâtre en rond semble jouer un rôle important. Cette forme antique ressuscita en 1888 avec les représentations organisées par Paul Mariéton (1862-1911) au festival d’Orange. Dès 1903, dans un célèbre prologue aux Mamelles de Tirésias, qui seront jouées en 1917, Apollinaire* en formule la théorie :
Un théâtre en rond a deux scènes
Une au centre l’autre formant anneau
Autour des spectateurs et qui permettra
Le grand déploiement de notre art moderne...