Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Tchekhov (Anton Pavlovitch) (suite)

Les personnages ? Ce sont les mêmes qui vivent dans les nouvelles ou les pièces ; une nuée de bureaucrates, de petits propriétaires ruinés, de médecins et de juges englués, apeurés, avilis, qui s’agitent vainement et encaissent les coups, d’artistes médiocres, de savants vaniteux qui ont usurpé leur réputation. Ils sont généralement bêtes, ivrognes et paresseux. S’ils sont intelligents, ils se perdent par leur goût de l’introspection ; ils abdiquent leur liberté sous l’effet de l’habitude, à moins qu’ils ne s’enfoncent lucidement dans le néant, comme le médecin Raguine de la Salle no 6. Les enfants eux-mêmes répercutent les vices des adultes (les Gosses) ou se résignent à leur sort. Victimes ou bourreaux, tous se valent : « Regardez donc la vie : insolence et oisiveté des forts, ignorance et bestialité des faibles, rien qu’une dégénérescence, une ivrognerie, une hypocrisie, un éternel mensonge » (les Groseilles à maquereaux, 1898).

Tous ces personnages, comme les mouettes, errent sans but, battent désespérément des ailes, s’épuisent en de vaines paroles et meurent de leur impuissance, abattus par quelque chasseur. Les uns se résignent par lassitude et indifférence ; ils reprennent une vie fastidieuse auprès d’une femme qu’ils ont cessé d’aimer, comme le vieux professeur d’Une morne histoire. Trigorine, lui, continue d’écrire des œuvres auxquelles il ne croit plus ; d’autres, comme Ivanov ou Triplev, mettent fin à leurs jours. « Les personnages de Tchekhov ont tous peur de la lumière, tous ils sont des solitaires. Ils ont honte de leur désespérance et savent que les hommes ne peuvent leur venir en aide » (Chestov).

La vie est tissée de malentendus, et, de toutes ces incohérences, de toutes ces incompréhensions, le mariage est sans doute la plus forte. Le drame des êtres vient de leur incapacité à communiquer : un malheureux cocher ne trouve que son cheval à qui confier sa peine, et Nikolaï Stepanovitch, mourant, laisse partir, sans la retenir, la seule personne à laquelle il tient, sa pupille Katia :
« Je voudrais lui demander : Alors tu ne seras pas à mon enterrement ? », mais elle ne me regarde pas ; sa main est froide, comme morte. Je l’accompagne à la porte sans rien dire et la voilà sortie de chez moi. Elle marche le long du corridor sans se retourner, elle sait que je la suis des yeux et sans doute elle se retournera à l’angle.
« Non elle ne s’est pas retournée. La robe noire m’est apparue une dernière fois, les pas se sont tus. Adieu mon trésor [...]. »

Les hommes sont murés, prisonniers dans leur « étui » comme dans leur cercueil ; leurs mains, leurs bras n’étreignent que le vide. Philosophie du désespoir et de l’absurde qui fait conclure Tchekhov : « Il fait froid, froid, froid. C’est désert, désert, désert, désert. Cela fait peur, peur, peur » (la Mouette).


Toutes les nuances de la douleur humaine

Et pourtant ce monde désenchanté reste imprégné de grâce et cet écrivain impitoyable pénétré de tendresse. En dépit de tout, le goût de la vie et l’amour de la nature sont les plus forts. Certes, la vie est bête, mais peut-être pas fatale. Une flambée de poésie éclaire cette société finissante. Sous la carapace grossière, il existe en chacun de nous un besoin de communication et un élan vers la vérité, jusque dans nos illusions. Le mensonge peut être débusqué ; alors commence la vie intérieure.

L’enfance, l’adolescence témoignent parfois de ces aspirations, de ces émerveillements, de cette sincérité originelle que n’ont point encore compromis les combinaisons des adultes. Le rire de la petite Katia est à lui seul un instant de grâce capable d’illuminer la vie gâchée de son oncle.

Nul n’a mieux exprimé que Tchekhov toutes les nuances de la douleur humaine, celle de ces petits enfants martyrs, par exemple, victimes des abus de pouvoir de leurs parents et de la société. L’univers d’un enfant retient toute son attention, car il est le champ le plus sensible, le plus malléable, le plus indécis aussi, où s’affrontent les vices des adultes et le don de la féerie. Que l’on songe à Varka, la fillette qui tue parce qu’elle veut dormir, ou à Volodia, l’adolescent qui se découvre soudain amoureux d’une coquette de trente ans et se suicide parce que la révélation qu’il a de l’amour est « basse et vulgaire, sans rapport avec l’idée poétique et noble qu’il s’en faisait » (E. Jaloux), c’est la même tendresse qui permet à Tchekhov de pénétrer le secret des êtres.

Les femmes aussi apportent une bouffée de poésie dans la pesanteur de la vie quotidienne : « Un récit sans femme, écrit-il, c’est une machine sans vapeur ! » Non que toutes les femmes soient capables de transfigurer le réel : certaines sont peintes comme des mégères, avec leur langue de vipère, leur air de fouine ou leur cervelle d’oiseau. Mais l’amour, généralement l’amour malheureux, est un moteur qui permet soudain aux êtres de se révéler. Elena et Sonia (Oncle Vania), Ania (la Cerisaie), Irina (les Trois Sœurs) ont plus de courage, de franchise que les hommes, et leur beauté, leur force d’espérance entretiennent un climat de griserie et de confiance.

Non, le monde n’est pas complètement absurde ; la lumière brille dans cette forêt obscure. Tchekhov, qui, sans doute, ne croit ni à Dieu ni à diable, continue de croire à l’avenir de l’homme. La société peut être améliorée, les individus seront moins cruels, moins égoïstes. Le travail, la force libératrice de la science promettent le bonheur futur. Dans les finales d’Oncle Vania et de la Cerisaie éclate l’espoir insensé d’un bonheur lointain qui viendra mettre fin à notre irrémédiable solitude : « une autre vie radieuse surgira »...


Aussi objectif qu’un chimiste

Sans doute, le pont entre l’affirmation du tragique de la condition humaine et l’espoir d’un monde meilleur est-il difficile à établir ! Comme artiste, comme médecin, Tchekhov s’y est employé de toutes ses forces. Son rôle à lui n’est pas de « trouver la solution d’un problème, mais de poser correctement le problème ». Sans croyance religieuse, sans opinion politique, Tchekhov se refuse à répondre à des questions métaphysiques ; il se contente, comme un témoin impartial, objectif, indifférent, de présenter des hommes qui vivent ces problèmes. Doué d’une conscience, il peut éveiller celle de ses contemporains. Le seul but de l’écrivain est d’être « véridique et sincère », aussi objectif qu’un chimiste, et il ne doit écrire que lorsqu’il se sent « froid comme de la glace ».