Tanizaki Junichirō (suite)
La culture classique exerce alors une sorte de fascination sur notre auteur, qui se traduit dans un chef-d’œuvre, Mōmoku-monogatari (le Dit de l’aveugle, 1931), roman historique. Il s’agit d’une sorte de « reconstitution archéologique » de la vie et du langage du xvie s. : c’est l’histoire de la vie mouvementée d’une femme de cette époque « de bruit et de fureur », contée par son masseur aveugle ; l’héroïne est la sœur cadette d’Oda Nobunaga, le chef de guerre qui refit l’unité du Japon contre les grands féodaux, aux mains de qui cette femme n’est qu’un pion sur l’échiquier politique ; conte cruel où l’érotisme sadique se détache sur un fond de meurtres et d’incendies.
Érotisme et esthétisme cependant amènent Tanizaki à s’intéresser de plus près au chef-d’œuvre inégalé de la littérature classique, le Genji-monogatari, le « dit du Genji », le grand roman de l’an 1000. Il en entreprend la traduction en langue moderne, dont il publie une première version de 1939 à 1941 et dont l’édition définitive deviendra l’un des bestsellers des années 1950.
Toute la critique notera l’influence du Genji sur l’œuvre maîtresse de Tanizaki, Sasame-yuki (Fine-Neige, trad. franc. : les Quatre Sœurs). La publication en feuilletons, commencée en 1943, sera presque immédiatement interrompue par la censure, qui l’estime incompatible avec la « mobilisation spirituelle de la nation ». C’est en effet l’histoire d’une famille bourgeoise d’Ōsaka, de novembre 1936 à avril 1941, dont toute référence à l’actualité politique et militaire est rigoureusement bannie ; l’unique préoccupation des personnages est en effet de trouver un mari à Yuki la blanche, beauté du type le plus classique, qui traverse le roman avec une impassibilité qui déconcerte les prétendants successifs. Réplique féminine du Genji, incarnation de l’idéal féminin de l’auteur, symbole de l’esthétique tanizakienne ? La critique n’est pas moins perplexe que les partenaires masculins de Yuki devant cette figure à la fois fascinante et énigmatique.
Sasame-yuki ne sera publié qu’après la Seconde Guerre mondiale (1946-1948), et une nouvelle série de chefs-d’œuvre suivra : Shōshō Shigemoto no haha (la Mère du capitaine Shigemoto, 1950), développement d’une anecdote d’un recueil du Moyen Âge, Kagi (la Clé, 1956 ; trad. franc. : la Confession impudique) et Fūten rōjin nikki (Journal d’un vieux fou, 1962), qui évoquent tous trois le drame de l’érotisme chez le vieillard. Le thème paraît cependant traité avec une bien plus grande efficacité dans le roman « historique » qui permet à l’auteur un plus grand détachement que dans le cadre contemporain ; la tentation est grande en effet d’assimiler à l’auteur les héros des deux « confessions », et sa légende, qu’il a, avec une certaine complaisance, laissé s’accréditer, n’est certes pas pour dissiper la confusion.
Quoi qu’il en soit, Tanizaki apparaît d’ores et déjà, quelques années après sa mort, comme l’un des écrivains les plus considérables de ce siècle, l’un des plus difficiles à déchiffrer aussi, tant le personnage est ambigu sous le masque protéiforme dont il s’affuble. Interprète passionné du goût japonais le plus traditionnel, il n’en est pas moins profondément marqué par l’influence occidentale. Ce qui pourrait expliquer son succès en Occident, succès qui, pourtant, repose en partie sur un malentendu, puisque ses œuvres les plus japonaises ne sont pas traduites encore. Toute son œuvre n’est peut-être somme toute qu’une tentative pour réaliser la difficile synthèse de deux courants de civilisation, synthèse dont il décrit symboliquement les vicissitudes dans l’Éloge de l’ombre, quand il évoque les mésaventures qui attendent le Japonais qui veut intégrer les éléments du confort moderne dans une maison de style traditionnel.
R. S.
