Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Talleyrand-Périgord (Charles Maurice de) (suite)

Élu l’année suivante député du clergé aux États généraux, cet aristocrate qui ignore le peuple et méprise les idées égalitaires a compris l’intérêt d’adopter les nouveaux principes révolutionnaires. Il s’est lié avec le duc d’Orléans, avec Mirabeau et s’est affilié aux sociétés secrètes dont les manœuvres ébranlent la monarchie. À l’Assemblée nationale constituante, il préconise la mise à la disposition de la nation des biens ecclésiastiques et appuie avec force la Constitution civile du clergé, engageant ses curés à prêter le serment, ce qui indigne ses vicaires généraux. Il accepte même, quoique démissionnaire, de consacrer les nouveaux évêques constitutionnels, ce qui va permettre d’affirmer qu’il a « juré et sacré » sans excès de pudeur. Il a déjà prouvé ses sentiments patriotiques en officiant avec sa mitre et sa crosse au Champ-de-Mars, le jour de la fête de la Fédération (14 juill. 1790). La solennité de l’heure ne l’empêche pas de glisser à l’oreille de l’abbé Louis le mot fameux : « Ah, çà, ne me faites pas rire ! »

Après la mort de Mirabeau, la tournure que semblent prendre les événements l’inquiète. Ayant jeté son froc aux orties, il se fait envoyer à Londres (févr. 1792) avec mission d’obtenir des Anglais une neutralité bienveillante à la veille de la déclaration de guerre à l’Autriche ; ces premiers pas dans la diplomatie restent sans succès. Rentré à Paris, il se désolidarise plus encore de cette révolution qu’il a contribué à déclencher. Après la chute des Tuileries, craignant pour sa liberté, il obtient un nouveau sauf-conduit et repasse la Manche. Il est temps : peu après, la Convention le met en accusation. À Londres, cependant, sa présence est mal vue de Pitt. Au bout de quelques mois, il se voit expulser par le cabinet de Saint James. Il gagne alors l’Amérique, où il demeurera plus de deux ans (mars 1794 - juin 1796), voyageant, observant et se livrant au négoce. Mais l’exil lui pèse.

La rentrée de Talleyrand en France se fait en septembre 1796 grâce à l’appui d’une amie influente, Mme de Staël, qui fait rayer son nom de la liste des émigrés. Présenté à Barras, il réussit à se faire nommer ministre des Relations extérieures (juill. 1797). Des témoins l’entendront pousser un cri d’allégresse : « Nous tenons la place : il faut faire une fortune immense, une immense fortune ! » On peut, sur ce point, faire confiance à Talleyrand : il va en effet profiter de ses hautes fonctions pour faire payer ses services à leur juste valeur. Son salon de l’hôtel Galliffet devint le plus brillant de Paris. Élégants et élégantes n’oublieront pas la fête éblouissante qu’il donnera le 3 janvier 1798 en l’honneur de l’homme du jour : le général Bonaparte. Il encourage alors le jeune vainqueur des Autrichiens dans ses projets d’expédition en Égypte.


Le Consulat et l’Empire

L’année suivante, Talleyrand est évincé de son poste par le Directoire (13 juill. 1799). Heureuse disgrâce. L’ambitieux sait flairer le vent : il contribue de son mieux au coup d’État de Brumaire. Ce grand seigneur courtisan a du reste séduit Bonaparte par ses flatteries et son charme de bonne compagnie. Malgré son masque immobile, son regard mort, son sourire sarcastique, M. de Talleyrand connaît l’art de plaire. Sa récompense ne se fait pas attendre. Quelques jours après le « coup de balai » donné au Directoire, il retrouve son portefeuille des Relations extérieures ; il prendra part aux grandes négociations du Consulat (traité de Lunéville, paix d’Amiens). L’évêque défroqué est pourtant peu satisfait de la signature du Concordat. C’est lui en revanche qui inspire les Articles organiques, qui déplairont fortement à Pie VII. Cette même année, un bref pontifical le rend à l’état laïque, sans toutefois l’autoriser à se marier (21 juin 1802). Mais en septembre suivant, poussé par Bonaparte (qui, sous prétexte de lui voir régulariser une vieille liaison, désire sans doute le brouiller définitivement avec l’Église et avec les Bourbons), il épouse une ravissante sotte, Mme Grand, sa « belle d’Inde ». Le Premier consul comble pourtant Talleyrand de bienfaits et d’honneurs. Il puise même dans les caisses de l’État pour l’aider à acheter le superbe domaine de Valençay (mai 1803). L’entente semble parfaite entre le maître et le serviteur. Lors de la conspiration Cadoudal, il est certain que le ministre (malgré ses dénégations ultérieures) avertit Bonaparte de la présence du duc d’Enghien sur la rive droite du Rhin, et qu’il l’encourage dans la voie de la rigueur.

Napoléon sait reconnaître les services rendus. Devenu empereur, il nomme Talleyrand grand chambellan et, deux ans plus tard, lui octroie la principauté de Bénévent, en Italie. La fidélité du prince va durer autant que l’ère des succès militaires. Cependant, plus sage que le conquérant, Talleyrand préconise une politique de paix avec les Anglais, et de ménagement à l’égard des vaincus. C’est ainsi que, après Austerlitz, ce réaliste déconseille à Napoléon de briser la monarchie autrichienne. Il ne peut empêcher le démembrement de la Prusse et ne joue aucun rôle dans les négociations de Tilsit. Quelques jours plus tard (9 août 1807), il présente sa démission à l’Empereur et reçoit, comme dédommagement, le titre de vice-grand-électeur. En 1808, il pousse pourtant Napoléon à détrôner les Bourbons d’Espagne et le félicite de ses succès lors du « guet-apens » de Bayonne (plus tard, il se défendra de toute participation à cette affaire et fera habilement disparaître le dossier espagnol, comme celui du duc d’Enghien). Il doit même accepter de transformer son château de Valençay en prison dorée pour les infants dépossédés. Hospitalité forcée qui lui est d’ailleurs payée à prix d’or !

Cependant, les idées de Talleyrand s’écartent de plus en plus de celles du maître. Lors de l’entrevue d’Erfurt (sept.-oct. 1808), il engage, en cachette, le tsar Alexandre Ier à contrecarrer Napoléon dans ses visées d’hégémonie : « Le Rhin, les Alpes, les Pyrénées sont la conquête de la France, le reste est la conquête de l’Empereur, la France n’y tient pas. » Napoléon ignore le double jeu du personnage. Sa colère éclate pourtant lorsqu’en Espagne il apprend les intrigues de Talleyrand et de Fouché à propos de sa succession au trône. Rentré aux Tuileries, il abreuve d’injures le prince de Bénévent en une scène fameuse qui rend la victime malade d’émotion (janv. 1809). Ainsi humilié en public, privé de son titre de chambellan, Talleyrand courbe l’échiné, mais il se venge en vendant à l’Autriche des renseignements militaires. Pour soutenir son train de vie, il lui faut des sommes énormes. Des millions tombent dans son escarcelle blasonnée. On a retrouvé une lettre de lui au tsar, datée de septembre 1810, dans laquelle il lui offre de se mettre à son service moyennant un versement de 1 500 000 F.