Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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symbolisme (suite)

Les convergences qui s’établissent n’empêchent pas les luttes intérieures. En 1888, René Ghil se sépare de Mallarmé et développe sa théorie de l’instrumentation verbale, qui séduira quelque temps Stuart Merrill : elle s’appuie sur des relations rigoureuses, qu’il prétend même scientifiquement établies entre les sons des voyelles, les couleurs et les instruments de musique. On dispute du vers libre, de ses origines, de sa nature, de sa fonction. Il est pour Laforgue la modulation fidèle d’une psychologie mobile. Gustave Kahn, tout en observant qu’il doit permettre « à chacun d’écouter la chanson qui est en soi et de la traduire le plus strictement possible », veut organiser la strophe selon une unité à la fois structurale et thématique. Mallarmé répugne à cette technique, et son « On a touché au vers ! » répond au cri de F. Vielé-Griffin : « Le vers est libre ! » Les nombreuses — et le plus souvent éphémères — revues qui paraissent dans les années 1886-1888 se font l’écho de tous ces débats : la Vogue, le Symboliste, la Wallonie, Écrits pour l’art, la Revue indépendante...


La formalisation du système

À partir de 1889 commence une nouvelle phase. Cette année-là paraissent, outre une réunion d’articles de Moréas sous le titre les Premières Armes du symbolisme, deux ouvrages théoriques importants. L’un est l’Art symboliste (1889), où Georges Vanor relie les conceptions esthétiques du symbolisme à un symbolisme universel, ésotérique ou religieux : « l’univers n’est que le symbole d’un autre monde », c’est « le livre de Dieu ». Par le jeu des analogies — des symboles —, le poète le déchiffrera et atteindra au surnaturel et au mystère original. Dans la Littérature de tout à l’heure (1889), Charles Morice (1861-1919) représente l’art comme un sacerdoce, menant au Vrai par le Beau, ramenant aux sources légendaires et religieuses, suscitant un mysticisme nouveau, fondé sur « la Loi de l’analogie et l’Évangile des correspondances ». En 1893, dans l’Idéalisme, Remy de Gourmont (1858-1915) systématise les rapprochements déjà établis entre la philosophie idéaliste et le symbolisme, faisant de ce dernier la forme esthétique de cette « vérité nouvelle », « évangélique et merveilleuse, libératrice et rénovatrice » qu’est le « principe de l’idéalité du monde ». Ainsi, qu’il s’agisse de doctrines ésotériques ou religieuses, de système philosophique, le symbolisme devient une explication du monde, et la poésie se fait moyen de connaissance. Dans les mêmes années, Albert Aurier (1865-1892) consacre sa critique d’art dans le Mercure de France à définir, par opposition à l’impressionnisme, une peinture idéiste ou symboliste, représentée par Gauguin, Van Gogh, Cézanne.

De nouvelles revues sont apparues : le Mercure de France, la Revue blanche, les Entretiens politiques et littéraires, la Plume, l’Ermitage, qui seront plus durables que leurs aînées. Une seconde génération s’annonce avec de jeunes écrivains comme Gide*, Valéry*, Claudel*, Francis Jammes, Paul Fort. L’enquête menée par Jules Huret (1864-1915) sur l’« évolution littéraire » (1891) se solde par un triomphe du symbolisme sur le naturalisme, interprété comme celui du spiritualisme sur le matérialisme.

À cette formalisation d’un système, quelle œuvre poétique répond ? Ne parlons pas de Mallarmé, maître reconnu des symbolistes et, un peu malgré lui, leur conscience. Ni de Villiers de L’Isle-Adam, « portier de l’Idéal », selon le mot de Remy de Gourmont. Tous deux représentent certes un accomplissement du symbolisme, mais ils le dépassent par leur propre destin comme par leur œuvre, qui est en grande partie antérieure à 1885.

Parmi les créateurs et les animateurs du symbolisme, certains se complaisent dans la rêverie sentimentale sans oser s’aventurer jusqu’aux sources obscures de la conscience et à l’onirisme : il en résulte tout un courant élégiaque, perméable à l’influence de Verlaine, des poèmes d’Ephraïm Mikhaël (1866-1890) à ceux d’Albert Samain (Au jardin de l’Infante, 1893). D’autres se contentent de la légende comme succédané du mythe et tracent sur leurs itinéraires d’évasion une imagerie féerique et pseudo-médiévale : ainsi Gustave Kahn avec Domaine de fée (1895), A. Ferdinand Hérold avec les Chevaleries sentimentales (1893), Adolphe Retté (1863-1930) avec Une belle dame passa (1893), Moréas avec les Cantilènes (1886). Les recherches linguistiques de René Ghil et les Gammes (1887) de Stuart Merrill (1863-1915), qui s’en inspirent, sont, en fin de compte, bien timides. Henri de Régnier (1864-1936) est dès ses débuts (Poèmes anciens et romanesques, 1887-1889, 1890, Tel qu’en songe, 1892) un symboliste modéré et préfère la petite flûte qui fait chanter la forêt aux puissantes combinaisons symphoniques que laissent pressentir les leçons de Wagner. Francis Vielé-Griffin (1863-1937) est peut-être le plus original de nos poètes symboliques, maître du vers libre, préférant la joie, la vie « belle du bel espoir » à l’évasion et au rêve (la Clarté de vie, 1897).


Diversité et divergences

Mais ces poètes ne tarderont pas à s’éloigner du symbolisme. Moréas, le premier, fonde en 1891 l’« école romane ». Stuart Merrill glisse vers un chant proche de la nature dans les Petits Poèmes d’automne (1895), avant d’atteindre un large souffle humain dans Une voix dans la foule (1909). Gustave Kahn s’ouvre à l’inspiration populaire et à la vie du terroir. Adolphe Retté prend parti contre Mallarmé en 1895. Henri de Régnier évolue vers un classicisme de l’inspiration et de l’expression (les Médailles d’argile, 1900 ; la Cité des eaux, 1902 ; la Sandale ailée, 1906) et sera en 1911 le premier symboliste élu à l’Académie. Quant à la génération de Gide, de Valéry, de Francis Jammes, de Paul Fort, c’est dans des voies différentes qu’elle s’accomplira.

La façon même dont se dissolvent ainsi les valeurs symbolistes aux environs de 1895 montre qu’elles n’ont pas été dans l’existence de ces poètes la quête obstinée à laquelle s’était consacré Mallarmé ; ceux-ci ont vécu le symbolisme comme une prise de conscience et un passage plus que comme une exigence fondamentale.