Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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sunnites (suite)

La charī‘a et le kalām

• La charī‘a est la loi canonique qui régit par le fiqh, ou droit canon, toute la vie de la communauté : vie intérieure (relation de l’homme à Dieu et culte [‘ibādāt]) et vie extérieure (relation des hommes entre eux, famille, société, politique [mu‘āmalāt]). Cette-loi répartit tous les actes humains en cinq ordres : ceux qui sont obligatoires, ceux qui sont recommandés, ceux qui sont indifférents ou permis, ceux qui sont réprouvés et ceux qui sont interdits. Tout ce qui n’est pas interdit (ḥarām) est licite (ḥalāl).

L’élaboration du fiqh à partir des deux sources de la Loi a été le fait de plusieurs docteurs, qui ont fondé des systèmes juridiques, madhāhīb (sing. madhab), légèrement différents les uns des autres. Quatre madhāhīb, appelés improprement « rites » en français, se partagent la législation de la communauté musulmane sunnite. Ces quatre écoles étaient déjà reconnues et acceptées comme canoniques au xiiie s.

La plus ancienne de ces écoles juridiques est le madhab malékite (ou mālikite), fondé par Mālik ibn Anas (710-795), juge de Médine, qui s’appuie sur le Coran, sur la sunna, sur le droit coutumier (‘amal) de Médine, sur le consensus (idjmā‘) des docteurs de Médine, et sur l’interprétation personnelle (rā‘y). Le madhab malékite régit l’Afrique du Nord et l’Afrique noire ainsi que la Haute-Égypte ; il était appliqué en Espagne musulmane.

La deuxième école est le madhab ḥanafite (ou ḥanīfite), fondé par Abū Ḥanīfa (v. 696-767), juriste d’origine persane. Il s’appuie sur le Coran, sur la sunna, sur le principe d’analogie (qiyās), qui entraîne un jugement personnel tempéré par la recherche de la meilleure solution (istiḥsān), et enfin sur le consensus général. Originaire d’Iraq, le madhab ḥanafite s’est étendu en Syrie, en Asie Mineure, au Khorāsān et en Transoxiane, en Afghānistān, en Inde et au Pākistān, en Asie centrale turque et en Chine. Il est lié aux peuples turcs en général et spécialement à l’Empire ottoman, par lequel il s’est implanté avec l’islām chez certains peuples des Balkans et de l’Europe orientale.

Le troisième madhab est le chaféite (ou chāfi‘ite), fondé par Abū ‘Abd Allāh Muḥammad ibn Idrīs al-Chāfi‘ī (767-820), qui s’appuie sur le Coran, sur la sunna, sur le consensus général et sur le principe d’analogie seulement, car il repousse l’istiḥsān. La recherche d’une liaison (istiṣḥāb), argumentation qui essaie de rattacher un état postérieur à un état antérieur, a été introduite tardivement dans le fiqh chaféite. L’istiṣḥāb exprime que les règles du fiqh pour tel état ne restent en vigueur que tant qu’il est établi que cet état n’a pas changé. Le madhab chaféite se localise en Égypte, au Yémen et en Arabie du Sud, au Bahreïn, en Malaysia ainsi qu’en Afrique orientale.

Enfin, le quatrième madhab, fondé par Aḥmad ibn Ḥanbal (780-855), ancien élève d’al-Chāfi‘ī, est nommé ḥanbalite ; il ne s’appuie que sur le Coran et la sunnā, n’utilisant en cas de nécessité absolue que la déduction par analogie (qiyās). Avant le pouvoir ottoman qui a répandu le fiqh ḥanafite, le madhab ḥanbalite était plus étendu ; actuellement, on le trouve dans certaines régions de l’Inde et du Maghreb, mais surtout en Arabie, car le mouvement wahhābite, fondé au xviiie s. par le réformateur Muḥammad ibn ‘Abd al-Wahhāb et auquel appartient la dynastie d’ibn Sa‘ūd, pratique le fiqh ḥanbalite.

Notons qu’il existait autrefois trois autres madhāhīb, qui ont disparu faute d’adeptes.

Ceux qui étudient le fiqh, les fuqahā’ (sing. faqīh), selon l’une de ces quatre écoles, sont les législateurs de la communauté sunnite dans tous les domaines et peuvent être consultés pour tous les problèmes liés à la loi canonique. En ce qui concerne le problème de la foi, le musulman sunnite peut étudier, s’il le juge bon, la théologie (kalām) ; il devient alors un mutakallim.

• Le kalām, à la fois exégèse et théologie coraniques, est un essai d’application des arguments rationnels aux articles de la foi. Il a débattu en particulier de la question du libre arbitre, opposé au décret universel et éternel de Dieu (qadar). Ainsi, les qadarites, qui défendent le libre arbitre, s’opposèrent aux djabarites, partisans de la contrainte divine. La grande école théologique qui a créé la dogmatique spéculative a été, aux viiie-ixe s., la mu‘tazila. Mais les mu‘tazilites, poussant à l’extrême les théories qadarites, fondèrent la foi sur la raison ; leur rationalisme, imprégné d’ailleurs de philosophie hellénistique, fut condamné par les tenants de la tradition, les gens du ḥadīth. Deux écoles de kalām se partagent depuis lors l’enseignement officiel : l’école acharite, fondée par Abū al-Ḥasan al-Ach‘arī (873-935), pour qui la volonté humaine est peu importante face à la volonté divine, et l’école māturīdīte, fondée par al-Maturīdī († 944), qui accorde plus d’importance au libre arbitre et pour qui la raison est l’instrument de la croyance en Dieu (et non pas la source comme chez les mu‘tazilites). Les grands théologiens al-Rhazāli (1058-1111) et Fakhr al-Dīn al-Rāzī (1149-1209) ont introduit des conceptions de la philosophie hellénistique dans le māturīdīsme.

Il faut noter que certaines tendances de l’islām sunnite sont contre le kalām, notamment celle des ḥanbalites ; ces derniers sont des « gens du ḥadith et de la tradition » (ahl al-ḥadith wa al-naql), opposés aux « gens du kalām et de la raison » (ahl al-kalām wa al-‘aql). Mais les partisans des deux mouvements sont d’accord sur les principes de l’orthodoxie islamique exposés dans des sommaires (‘aqā‘id ; sing. ‘aqīda), dont les plus connus sont dus à al-Rhazāli et à al-Rāzī. Les ‘aqā‘id les plus anciennes sont appelées fiqh al-akbar et constituent le droit canon supérieur ; elles datent d’une époque où la distinction entre kalām et fiqh, entre théologie et droit canon, n’existait pas encore. Les deux premiers fiqh al-akbār sont attribués à Abū Ḥanīfa et le troisième à al-Chāfi‘ī.

En conclusion, on peut dire que, malgré toutes ces différences entre les madhāhib en ce qui concerne le fiqh et ces tendances divergentes du kalām, ce qui caractérise l’islām sunnite, c’est le sentiment de la communauté de foi et de conduite, fondé sur le Coran et sur la sunna.

Sur les 520 millions de musulmans recensés approximativement dans le monde, on compte environ 460 millions de sunnites.

J. D.

➙ Arabes / Chī‘isme / Islām.

 L. Gordet et M. M. Anawati, Introduction à la théologie musulmane (Vrin, 1949). / H. Laoust, les Schismes dans l’islām (Payot, 1965).