Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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stratification sociale (suite)

Au terme de cette rapide revue de quelques théories, il apparaît que l’idée de stratification sociale implique un rangement hiérarchique de groupes dans les strates selon un ordre dépendant des valeurs complexes admises par une société considérée. Mais on s’aperçoit aussi que le repérage des valeurs et des critères sur lesquels se fondent les hiérarchies n’entraîne pas l’accord de tous les sociologues. Les divergences entre eux dans l’analyse d’une même société incitent à se demander si les strates décrites existent objectivement (dans ce cas, l’analyse des comportements doit en témoigner) ou si elles ne représentent que des abstractions conceptuelles, simples instruments de classification dans l’enquête sociale. Il convient, alors, de se mettre en garde contre l’assimilation des systèmes de statuts à un système de classes.


Classe et strate

Si quelques auteurs, à l’instar de M. Weber, considèrent la classe comme l’un des éléments de stratification dans une structure globale, beaucoup d’autres, en assimilant le concept de classe à celui de strate, en font une modalité universelle de structuration des groupes. En fait, le vocabulaire importe moins que l’horizon théorique dans lequel il se situe, qu’il nous est possible maintenant de préciser.
1. La théorie marxiste des classes s’intéresse aux divisions sociales, aux phénomènes de désintégration, de rupture, d’antagonismes. Par contre, la théorie de la stratification s’occupe de la différenciation sociale dans un milieu intégré fonctionnellement.
2. Les marxistes analysent les classes du point de vue de leur nature alternative et contradictoire (exploiteurs-exploités). Les fonctionnalistes différencient les strates selon le critère de l’intensité graduelle de la participation à une échelle de valeurs en vigueur dans une société. Donc, au plan des systèmes de valeurs, ceux de classes se présentent comme opposés, ceux de strates comme unifiés.
3. Les classes ont, disent les marxistes, une réalité objective avant même la naissance d’une conscience d’appartenance, tandis que les strates sont distinguées par une conscience d’appartenance.
4. La théorie marxiste met en jeu les intérêts économiques et politiques comme étant prioritaires, les seconds déterminés par les premiers. Les théories sociologiques américaines, elles, ne se concentrent pas directement sur le phénomène des intérêts, mais conjuguent les critères de genre de vie.

Sur les points précédents, les deux interprétations semblent diamétralement opposées. Néanmoins, dans l’analyse concrète, elles présentent quelques points de raccordement.
1. La ligne de démarcation entre les strates et les classes est difficile à tracer. Entre deux strates extrêmes déterminées comme classes existent beaucoup de couches, ou strates, intermédiaires. Les différentes positions occupées par les classes dans la société représentent effectivement une stratification, mais certes pas un continuum, ni une « tranche napolitaine », selon l’expression d’un sociologue britannique.
2. Dans la mesure où les stratifications sont déterminées de manière importante par les systèmes de valeurs d’une société, elles appartiennent à la superstructure sociale, tandis que les classes semblent fondamentalement déterminées par l’infrastructure ; mais on ne saurait nier que les classes ne prennent leur profil respectif que dans certains contextes institutionnels, culturels, politiques qui relèvent de la superstructure.
3. Des stratifications telles que celles qui sont fondées sur les catégories occupationnelles de prestige ou sur l’appartenance raciale dans les sociétés multiethniques trouvent souvent leur origine dans une situation de classe et ne se comprennent vraiment que par rapport à celles-ci. Ainsi la position de l’ouvrier d’industrie sur une échelle de prestige s’explique-t-elle par la situation objective du prolétariat au début du capitalisme. Malgré les changements intervenus dans la situation du prolétariat depuis lors, le statut du prolétaire s’est maintenu à travers un système de valeurs au rythme d’évolution plus lent que celui des forces productives et des revenus. De même, la discrimination du Noir aux États-Unis, même si elle est coupée de toute implication économique, tire son origine aussi bien de l’esclavage que du développement du capitalisme industriel aux États-Unis après l’abolition de l’esclavage. Elle repose donc au départ, comme l’a montré Oliver C. Cox, sur une situation de classe qui se prolonge jusqu’à nos jours.
4. Dans les fixations ou les projections sociales (justifications juridiques, idéologies religieuses, rationalisations politiques...) représentées à l’intérieur des stratifications, des facteurs autres qu’économiques interviennent, qui ont pour fonction sociologique de donner aux strates une existence autonome par rapport à leur base économique. Ce décollage des superstructures par rapport à leurs attaches fondamentales contribue à faire des strates des fossiles de rapports de classes dont elles sont issues. Certains types de stratifications peuvent ainsi n’avoir qu’un rapport lointain avec leur base économique : c’est le cas de l’aristocratie dans diverses monarchies d’Europe, des vestiges, en Amérique latine, de différenciations raciales existant sous l’époque coloniale.
5. Les stratifications, en tant que phénomènes superstructurels, produits de certains rapports de classes, agissent à leur tour sur ces rapports. Elles n’en forment pas le simple reflet passif. Les strates intermédiaires servent surtout d’éléments de désamorçage ou de réduction des conflits entre strates polarisées. La mobilité sociale joue elle-même un rôle semblable ; mais, en rendant plus aiguë la perception des paliers de l’échelle à gravir et des chances d’ascension de l’individu, elle contribue à maintenir à la fois la vision et la réalité de la stratification. On peut donc juger sa fonction relativement conservatrice par rapport à celle, essentiellement dynamique, des conflits de classes, qui tendent à accentuer les cloisonnements et à modifier radicalement le système social.
6. La stratification sociale, tout en divisant la société en plusieurs groupements sociaux, a surtout fonction d’intégration sociale et de consolidation des structures socio-économiques existantes. Aussi se peut-il que la strate supérieure de prestige ne s’identifie pas à la classe qui détient le pouvoir politique, bien que les deux puissent se recouper selon les circonstances historiques particulières. Tôt ou tard, cependant, après une coexistence des deux groupes se développe un système de stratification correspondant mieux à la structure des classes existantes.
7. À titre d’hypothèse, R. Stavenhagen avance que « la stratification est la forme apparente d’une structure sociale dont le système de classes est l’essence réelle ». La simplification est tentante, mais au nom de quel principe peut-on dénoncer l’irréalité de l’apparent ? Il nous semble qu’il s’agit, dans l’un et l’autre cas, de niveaux et de modes différents d’analyse plus que de degrés de réalité.
8. Au vrai, strate et classe se lient étroitement par le nœud de l’idéologie*. L’idéologie explicite ou implicite constitue le support de l’homogénéité mentale et de la proximité psychosociale de strate ; elle est aussi le moteur des attractions et des répulsions, donc une des causes de la dynamique du système de stratification. C’est par la conjonction des participations effectives aux valeurs et des idéologies issues de ces participations que s’opère dans certaines conditions la transformation des strates en classes sociales. Parmi les conditions nécessaires à ce passage, on note généralement un profond immobilisme social, de grandes différences de niveaux de vie entre strates, l’activité d’un noyau de personnes tendant à faire prendre conscience d’une situation, à structurer une strate, à passer de l’action agressive à l’action défensive pour le compte de la strate tout entière et avec la volonté de la représenter en agissant pour elle. Ce groupe réel et structuré constitué à l’intérieur d’une strate ne rassemble pas nécessairement tous les individus de la strate, mais prétend bien agir en son nom. Il est conduit normalement à s’opposer soit aux groupes représentatifs d’autres strates, soit à la puissance publique qui prétend représenter la société globale. Certains ont ainsi affirmé sans paradoxe qu’il n’y a pas de classes sociales tant que ne se constitue pas une ambiance de lutte de classes.