Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
S

stratégie (suite)

Dans cette situation, la mise sur orbite, en octobre 1957, du premier « Spoutnik » soviétique révélait que l’U. R. S. S. disposait de missiles intercontinentaux capables de remplacer les avions comme vecteurs de l’arme nucléaire. Pour Washington, ce fut une tragique surprise : la détection et l’interception de ces missiles étant aléatoire, le territoire américain et notamment les bases aériennes du SAC étaient pour la première fois sous la menace directe du feu nucléaire adverse ! La capacité américaine de riposte en seconde frappe et, par là même, toute la stratégie de dissuasion étaient remises en cause. La réaction américaine sera très vive : le missile gap (le trou dans le domaine des missiles*) doit être comblé de toute urgence. Après des solutions provisoires, ce sera chose faite avec l’entrée en service simultanée, en 1961-62, des premiers missiles américains « Polaris », lancés à partir de sous-marins, et « Minuteman », lancés de silos, qui rétabliront bientôt l’équilibre nucléaire américano-soviétique.


La stratégie de McNamara et la riposte graduée (1961-1965)

Si la suppression du missile gap résolvait le problème de la sécurité immédiate des États-Unis, elle ne pouvait, à elle seule, tenir lieu de stratégie. Aussi la nouvelle administration Kennedy, sous l’impulsion de Robert S. McNamara, secrétaire à la Défense de 1961 à 1967, entreprend-elle une révision complète de la stratégie nucléaire et générale américaine.

Dans le domaine nucléaire, comparant les avantages et les inconvénients de l’initiative et de la riposte, elle donne la priorité à cette dernière, ce qui implique que demeure à celui qui a été assailli une capacité de survie suffisante pour exercer à son tour des représailles telles que l’adversaire ne puisse s’en relever. Aussi l’élément essentiel de la dissuasion entre grandes puissances nucléaires devient-il la capacité de représailles en seconde frappe après agression. Une telle stratégie suppose l’invulnérabilité relative des moyens nucléaires de cette riposte, qui est recherchée dans l’enfouissement en silos des missiles « Minuteman » et dans la mobilité des missiles de type « SLBM », lancés de sous-marins. Compensée par un développement similaire du potentiel nucléaire soviétique, cette stratégie fondée sur l’équilibre de la terreur écartait le risque d’un conflit majeur américano-soviétique. Elle laissait cependant sans solution tous les problèmes posés par les conflits secondaires, puisque, par le simple jeu des alliances, une agression de type classique contre un allié des États-Unis ou de l’U. R. S. S. risquait de déboucher sur une guerre nucléaire totale. C’est de cette constatation que naît aux États-Unis le second volet de la doctrine McNamara, la riposte graduée, qui, adoptée par le président Kennedy et poursuivie par Johnson, se substitue dans les années 1962-1964 à celle des représailles massives. Son principe de base est de supprimer tout automatisme au caractère nucléaire de la riposte, en ne répondant à toute menace ou à toute agression qu’avec des moyens militaires strictement adaptés à la nature et à la mesure du problème posé... L’adversaire est incité, sous menace de représailles, à réagir de la même manière.


Les conséquences de la doctrine McNamara (1965-1970)

Rendant sa souplesse à l’action stratégique, l’application de la doctrine McNamara conduisait le gouvernement américain à distinguer deux domaines dans sa politique de défense : celui qu’il estime mettre directement en cause la sécurité immédiate du pays et qui, seul, justifie des représailles nucléaires massives, et celui qui, relevant de ses intérêts marginaux, est essentiellement justiciable de la riposte graduée.

Une telle distinction, valable désormais pour toute puissance nucléaire, accentuait nettement le caractère strictement national de l’emploi stratégique de l’armement nucléaire. On conçoit aisément qu’en l’occurrence, et notamment en Europe, elle ait conduit les alliés des États-Unis à s’interroger sur la valeur de la protection nucléaire américaine. L’utilisation de l’arme nucléaire, en effet, ne relevait plus désormais que de l’appréciation, évidemment subjective, de la menace par le seul gouvernement américain. Enfin, pour que ce pouvoir d’appréciation puisse s’exercer efficacement, il fallait éviter tout risque d’action militaire individuelle des puissances secondaires, ce qui exigeait qu’un contrôle rigoureux de leurs forces soit exercé au plus haut niveau, c’est-à-dire à la Maison-Blanche pour les membres du Pacte atlantique.

Cette situation ne pouvait manquer, au cours des années 1960, de conduire les puissances de second rang à redéfinir leur stratégie en situant leurs positions et leurs intérêts dans un monde devenu très différent de celui de la décennie précédente. Pour toutes, cet examen posait en premier lieu le problème de leur degré de dépendance, notamment dans l’ordre géographique, économique ou idéologique vis-à-vis de l’un des deux super-grands. Pour de nombreux pays, la réponse à ce préalable interdisait tout changement et les obligeait à continuer de s’en remettre à la protection parfois pesante d’une des deux grandes puissances nucléaires, tout en s’efforçant de récupérer un minimum d’initiatives en matière de diplomatie ou de commerce extérieur. D’autres États, notamment dans le tiers monde, chercheront à maintenir leurs distances entre les deux grands en recourant aux subtilités de la stratégie indirecte et en monnayant leurs positions géographiques ou la richesse de leurs matières premières.

Trois anciennes grandes puissances méritent dans cette révision une mention particulière. La Grande-Bretagne, puissance nucléaire depuis 1952, amorce en 1966 le repli de ses positions stratégiques à l’est de Suez, mais, en dépit des pas qu’elle fait vers l’Europe et qui aboutiront à son entrée dans le Marché commun, sa politique de défense et sa stratégie restent étroitement liées à celles des États-Unis. La Chine, après une longue dépendance, sort autour de 1960 de la sphère soviétique et inaugure en 1964 un armement nucléaire qui vient appuyer une stratégie nouvelle à vocation mondiale entièrement autonome. Quant à la France, elle adopte une solution de compromis qui apparaît très exigeante. Considérant l’Alliance atlantique indispensable à sa sécurité, elle en demeure membre, mais, refusant d’aliéner sa liberté d’action entre les mains des États-Unis, elle se retire en 1966 de l’organisation militaire atlantique et développe au même moment une force nucléaire dont elle entend contrôler seule l’emploi en adoptant, au moins officiellement, la stratégie des représailles massives.