Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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stratégie (suite)

On notera, enfin, que cette évolution et cette extension du domaine de la stratégie ont entraîné une transformation profonde des rapports entre les hauts échelons du commandement et les pouvoirs politiques. Alors que la distinction, demeurée très nette jusqu’en 1914, des domaines politique et militaire permettait une séparation correspondante des responsabilités entre gouvernements et commandants en chef, le caractère total de la guerre moderne a imposé désormais un véritable dialogue entre les politiques et les militaires. Appréciant ensemble les facteurs et les risques de tous ordres d’une décision stratégique, ils peuvent préciser et arrêter ensemble les options politiques qui conditionneront l’action du haut commandement dans le domaine de la stratégie proprement militaire, celle qui lui appartient en propre et englobe la direction des opérations.


La stratégie nucléaire

Alors qu’en Europe la Seconde Guerre mondiale s’achève dans un cadre encore classique, les bombes atomiques d’Hiroshima et de Nagasaki, provoquant l’effondrement du Japon, ouvrent une ère nouvelle dans l’histoire de la stratégie. En effet, si le facteur nucléaire ne supprime pas toutes les données héritées de l’histoire, il s’y ajoute et les domine désormais par le seul fait de son existence. Renforçant encore les exigences industrielles et financières de la défense, entraînant pour sa mise en œuvre une accélération de plus en plus poussée de la recherche technologique en matière d’armement, l’arme nucléaire reste, en outre, marquée par le souvenir d’épouvanté qu’a laissé dans l’opinion mondiale son emploi en 1945. Ses effets destructeurs, disproportionnés avec le but recherché, en ont fait heureusement une arme de menace plus qu’un moyen de combat ; dès qu’en 1949 l’U. R. S. S. mettra fin au monopole atomique américain, chacun des deux super-grands mesurera à l’échelle de son propre territoire le risque de dévastations comparables à celles qu’il est capable d’infliger.

Cette constatation donnera une singulière priorité à la stratégie de la dissuasion sur celle de l’action. Elle s’exprimera dans l’équilibre nouveau, sans cesse remis en cause, des relations entre les États-Unis et l’Union soviétique, dont l’évolution conditionnera désormais celle de la situation internationale. C’est en fonction de ce duo américano-soviétique, qui, de 1947 à 1975, oscillera entre la guerre froide, le pacte tacite de non-agression et le condominium mondial, que les autres pays devront déterminer leur propre stratégie : les uns chercheront à conserver une relative indépendance en se dotant eux-mêmes de l’arme nucléaire ; d’autres s’agrégeront plus ou moins volontairement à l’un ou l’autre des deux blocs ; d’autres, enfin, s’efforceront de réaliser tant bien que mal leurs propres objectifs.


L’ère du monopole atomique américain (1945-1957)

Grand vainqueur de la Seconde Guerre mondiale, où elle a risqué son existence, l’U. R. S. S. de Staline ne dissimule pas ses ambitions politiques en Europe. Mais, dès 1947, le président Truman, fort du monopole nucléaire américain, décide de s’opposer à toute nouvelle expansion soviétique, et le plan Marshall vient en aide aux nations européennes résolues à défendre leur indépendance. C’est l’époque de la guerre froide, où la détermination américaine se fonde sur la possibilité d’une intervention aérienne massive sur le territoire soviétique, conduite soit depuis les États-Unis, soit à partir de bases alliées situées à la périphérie de l’U. R. S. S. Cette stratégie périphérique s’incarne alors dans le Strategic Air Command (SAC), puissant groupement de bombardiers capables d’intervenir à tout instant par bombes nucléaires ou classiques. Elle entraîne les États-Unis, pour disposer de bases aériennes en Afrique et au Proche-Orient, à appuyer les mouvements d’indépendance qui agitent alors les pays arabes. En Europe, après la mainmise soviétique sur Prague (1948), elle conduit à la signature du traité de l’Atlantique* Nord (1949), dont l’organisation militaire intégrée est placée en fait sous commandement américain et auquel répondra en 1955 le Pacte soviétique de Varsovie.

En 1949, tandis que Mao Zedong (Mao Tsö-tong) achève de s’emparer de la Chine, l’U. R. S. S. fait exploser aussi sa première bombe atomique, suivie, en 1953, dix mois après les Américains, de sa première bombe thermonucléaire. Pour les États-Unis, qui n’ont plus l’exclusivité de l’arme atomique, la stratégie de dissuasion revêt une importance accrue. Le souci du Pentagone est alors d’éviter la destruction préventive de ses moyens atomiques par une première frappe soviétique, afin de conserver une capacité de seconde frappe, c’est-à-dire de riposte nucléaire.

Durant cette période, la dissuasion, pour les Soviétiques comme pour les Américains, repose dans le cadre d’une stratégie anticités sur la menace de représailles massives. Mais une telle doctrine apparaît bientôt trop rigide pour faire face aux multiples conflits limités (Corée*, Indochine*, etc.) qui se présentent dans le monde et qu’il faut régler sans emploi de l’arme nucléaire afin d’éviter toute riposte de cette nature. C’est alors que, dans les années 55, les États-Unis décident de renforcer les forces classiques de leurs alliés européens et dotent leurs propres troupes d’armes nucléaires dites tactiques, en raison de leur faible puissance (v. nucléaire [arme]). On prendra, cependant, peu à peu conscience de ce que la nature même de ces armes et les répercussions psychologiques de leur emploi en font un nouveau moyen de dissuasion, un premier échelon de l’escalade, beaucoup plus qu’une arme du champ de bataille.


La supériorité américaine remise en question (1957-1961)

Durant les dix années qui avaient suivi la fin de la Seconde Guerre mondiale, le parapluie nucléaire américain avait joué à plein son rôle. Évitant tout affrontement direct entre les deux super-puissances, il avait, en revanche, donné un grand essor à toutes les entreprises de stratégie indirecte, où, par un emploi systématique des conflits marginaux et des techniques des guerres révolutionnaires et subversives, excellèrent les Soviétiques.