Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Stendhal (Henri Marie Beyle, dit) (suite)

Si les voyages en Italie foisonnent de considérations esthétiques et de réflexions sur les mœurs, le voyage en France abonde en réflexions économiques et sociales. En effet, les Mémoires d’un touriste sont le miroir de la France sous la monarchie de Juillet. Stendhal a le mérite d’avoir perçu l’importance des problèmes concernant l’aménagement du territoire et l’environnement au moment même où l’industrialisation el l’introduction de la machine à vapeur provoquaient une crise aiguë et anéantissaient toutes les vieilles conceptions.

À une époque où le tourisme était, lui aussi, en pleine mutation, Stendhal donne au voyage une dimension nouvelle. Loin de le considérer comme une sorte d’opium où chercher l’oubli de l’angoisse quotidienne ou un simple complément de la formation intellectuelle, il vise à l’approfondissement du moi, sans que, pour autant, ses notations perdent leur allure spécifique de carnets de route. Ce résultat est atteint grâce, en premier lieu, à la forme de journal qu’il a adoptée, ensuite au grand nombre d’allusions plus ou moins voilées, aux sous-entendus, aux demi-aveux. Ce sont là les principaux éléments de ce piquant, où Stendhal est passé maître et qui rend la lecture de l’œuvre si attrayante.


Un nouveau roman

Stendhal n’a pas été un romancier prolifique. Il a publié seulement trois romans (Armance, le Rouge et le Noir, la Chartreuse de Parme) et une demi-douzaine de nouvelles (Vanina Vanini, le Philtre, les Chroniques italiennes). Il est vrai que d’autres œuvres, pour des raisons qui mériteraient d’être précisées, tellement le phénomène est caractéristique, n’ont pas été achevées : Une position sociale, Lucien Leuwen, Mina de Vanghel, Lamiel, Suora Scolastica. Mais, même en tenant compte de ces dernières, le chiffre total demeure assez faible. Autre remarque : Stendhal est arrivé très tard au roman, la quarantaine passée, après s’être surtout occupé de théâtre, ce qui implique une lente maturation et une formation dont on aurait tort de ne pas tenir compte. C’est pourquoi le roman stendhalien ne ressemble en rien, par sa conception et sa structure, ni au roman traditionnel, ni au roman contemporain, celui de Balzac en particulier.

Armance, le coup d’essai, n’est sans doute pas un coup de maître, bien qu’il laisse présager un écrivain original. Le sujet, un cas d’impuissance, n’est pas une invention du néo-romancier, qui a exploité une aventure passablement scandaleuse narrée par la duchesse de Duras dans un livre qui courait Paris sous le manteau. Sa nouveauté réside en la manière dont l’intrigue est nouée et dans son insertion dans la vie contemporaine. Mais trop d’interdits existaient en 1827 pour qu’il fût possible de parler ouvertement du mal mystérieux dont souffre le héros, de sorte que, par la force des choses, le récit tourne court, l’auteur ne pouvant — ni ne voulant — s’exprimer avec la liberté nécessaire.

Le Rouge et le Noir est, lui aussi, issu de l’actualité. Deux faits divers, l’un survenu dans les Pyrénées, l’autre dans le Dauphiné, ont joué le rôle de catalyseur : l’affaire Lafargue et l’affaire Berthet. Ouvrier ébéniste à Bagnières-de-Bigorre, Adrien Lafargue était tombé amoureux d’une femme mariée, Thérèse Loncan, qui non seulement n’avait pas repoussé ses avances, mais les avait même provoquées. Bientôt lassée, Thérèse le fit clairement comprendre à son amant. Dépité et jaloux, Lafargue, se vengea de l’infidèle : il la tua de deux coups de pistolet. Le 21 mars 1829, la cour d’assises des Hautes-Pyrénées, lui accordant les circonstances atténuantes, le condamna à cinq ans de prison. Quant à Antoine Berthet, son histoire est à la fois plus pitoyable et plus dramatique. Il était le fils d’un maréchal-ferrant d’un village au nord du département de l’Isère, Brangues. Comme il avait manifesté de bonne heure une intelligence supérieure à la moyenne et que sa constitution physique le rendait inapte aux travaux manuels, on le fit entrer au petit séminaire de Grenoble. Obligé de suspendre ses études à la suite d’une maladie, il fut choisi par un hobereau de son village, M. Michoud de La Tour, comme précepteur de ses enfants. Toutefois, avant l’expiration de l’année, il le renvoya, des bruits fâcheux courant dans la région sur une liaison que Berthet aurait entretenue avec Mme Michoud. Après un nouveau séjour au séminaire de Belley, Berthet remplit les fonctions de précepteur chez un voisin de M. Michoud, M. de Cordon. Là non plus il ne put garder longtemps sa place, car, disait-on, il avait une liaison avec Mlle de Cordon. Toutes les portes se fermant devant lui, il se crut persécuté par Mme Michoud, à qui il reprochait, d’ailleurs, de lui avoir donné un successeur. Il voulut donc se venger et tira sur elle deux coups de pistolet dans l’église de Brangues. Condamné à mort par la cour d’assises de l’Isère, il fut exécuté à Grenoble le 23 février 1828.

Ces deux affaires ont éveillé l’intérêt de Stendhal, parce qu’il y a vu une réaction de la volonté et de l’énergie. Cette remarque est capitale ; elle éclaire le processus de la transposition romanesque. En effet, le romancier n’est pas attiré par le sang, le morbide, en un mot par ce qui sent la déchéance. Le crime ne lui semble attachant que dans la mesure où le criminel, tout à sa passion, oublie les contingences humaines, accepte plus ou moins sciemment de se mettre au ban de la société et affronte la mort sans crainte ni regret, sachant qu’il se trouve désormais au-delà du bien et du mal. D’où l’atmosphère héroïque, sublime du roman. L’ambition et l’hypocrisie ne sont que la façade du caractère de Julien Sorel. Un épisode le révèle pleinement : celui du séminaire. Il est fort développé, puisqu’il occupe six chapitres. Cette insistance a été mise sur le compte du mauvais ton de l’auteur. Bien à tort. Julien Sorel, qui, dans son adolescence solitaire, a affabulé et a fini par se croire un Machiavel, dès qu’il se trouve en présence de vrais hypocrites, en l’espèce ses camarades séminaristes, d’âmes basses et d’actions sordides, est pris par la nausée ; il découvre alors combien il est, lui, différent. Et c’est ce qui est confirmé par la suite. S’il n’était qu’un banal arriviste, il ne se laisserait pas aller à commettre un meurtre qui mettrait fin à sa carrière. Ce qui le blesse dans la dénonciation de Mme de Rênal et le fait réagir avec une violence inouïe, ce n’est pas la crainte de voir échapper la situation sociale à laquelle il était parvenu, mais c’est qu’il se sent déshonoré. Tuer, et d’une manière si spectaculaire — dans une église, à la grande messe du dimanche, au moment le plus solennel, celui de l’élévation —, n’est pas le fait d’un hypocrite, mais d’un passionnel. Son comportement courageux en prison, pendant le procès et devant l’échafaud est, pour lui, une sorte de rédemption. Les agissements tortueux auxquels il s’est parfois livré — ou auxquels il a donné l’impression de se livrer — lui ont été imposés par son entourage. En réalité, Julien n’est jamais hypocrite avec lui-même ; contrairement à l’arriviste, il aime rêver et, surtout, il est en continuel débat avec sa conscience. Aussi n’est-il pas un révolté vulgaire. C’est le type même de la victime d’un ordre social injuste, du cloisonnement imposé par la caste des patriciens afin d’empêcher qu’un roturier, quelque doué qu’il soit, s’élève et affirme sa personnalité. Vivant dans un monde hostile et qui souhaite sa perte, il est contraint de dissimuler la seule richesse qu’il possède — son âme, ses mouvements passionnés, ses aspirations, sa candeur, sa spontanéité — et de troquer ces qualités innées contre le masque de l’hypocrisie et de l’ambition. C’est pourquoi le Rouge et le Noir est un roman violent, sombre. Il met sous les yeux des lecteurs le tableau morne et démoralisant d’une société aristocratique prétendant vivre sous la Restauration comme elle avait vécu avant la Révolution, hantée par la peur de voir surgir de nouveaux Dantons. C’est pourquoi, aussi, le récit est heurté, crispé, à l’unisson de l’angoisse immanente du héros, qui, toujours replié sur lui-même et sur un qui-vive continuel, ne cesse de se scruter pour essayer de comprendre le monde et se comprendre lui-même.