Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Stendhal (Henri Marie Beyle, dit) (suite)

Ce même ton de pamphlet, cette même protestation se retrouvent dans un ouvrage contemporain du précédent, Rome, Naples et Florence en 1817. Si on se fie à la lettre, il s’agit d’un banal carnet de route comme il en existait à foison. Une lecture plus attentive permet de déceler un arrière-plan inhabituel dans ces sortes d’écrits. Peu à peu, le but de l’auteur apparaît dans sa netteté : dénoncer le marasme où la Sainte-Alliance a plongé la péninsule, en la contraignant, contre sa volonté, à revenir vingt ans en arrière. Ce n’est donc pas par hasard ou bizarrerie que sur la page du titre figure, pour la première fois, le pseudonyme destiné à devenir célèbre : « M. de Stendhal ». Ce nom à consonance germanique était destiné à couvrir l’auteur, qui vivait alors à Milan, possession autrichienne. Pour mieux étoffer l’alibi, ce pseudonyme est suivi de la qualification d’« officier de cavalerie », espèce éloignée de toute pensée sérieuse et préoccupée de passe-temps frivoles, théâtres et belles dames.

Le plus connu des pamphlets stendhaliens, Racine et Shakespeare — ils sont deux, en réalité, publiés à deux ans de distance —, n’est donc pas un phénomène isolé. Il s’insère dans un plus large contexte. C’est une vigoureuse et piquante plaidoirie contre l’immobilisme cher aux académies et pour une littérature nouvelle. L’épigraphe du premier Racine et Shakespeare est à retenir : « Le vieillard : Continuons. — Le jeune homme : Examinons. » Elle fait bien ressortir, sous une forme lapidaire, l’esprit contestataire qui l’anime. Car, en réclamant une littérature nouvelle, l’auteur n’entend pas fonder une école de plus ; il se déclare en faveur d’un mode d’expression conforme aux goûts et aux besoins de la génération montante. Une fois de plus, il s’élève au-dessus de l’éphémère et parle un langage universel.

Autre pamphlet : D’un nouveau complot contre les industriels. Sous une forme plaisante, recouvrant des traits acérés, Stendhal s’élève contre la puissance d’argent, l’industrialisation envahissante ou, comme nous disons, la société de consommation, au détriment de la justice sociale et des valeurs de l’humanisme.

La veine polémique ne s’exprime pas que dans les pamphlets proprement dits. Elle est présente partout, y compris dans l’œuvre romanesque. Dans Armance sont persiflés aussi bien les émigrés, qui, après Waterloo, sont rentrés en France avec les idées d’avant 1789, que les nouveaux députés, dont la roture s’accommode mal de la morgue des habitants du faubourg Saint-Germain. Mais c’est surtout dans le Rouge et le Noir qu’est nettement affirmée ce qu’on appellera la « lutte des classes ». Né quelques lustres plus tôt, un roturier, tel Julien Sorel, s’il était doué d’audace et d’intelligence, de courage et de talent, se serait aussitôt distingué et aurait parcouru une brillante carrière, tandis que, sous la Restauration, la caste au pouvoir lui interdit de franchir les portes de son ghetto. Aussi Julien, accusé de meurtre, refuse-t-il de se défendre, sachant par avance qu’il sera condamné à mort. Les paroles qu’il prononce à cette occasion sont lourdes de signification : « Messieurs les jurés, je n’ai pas l’honneur d’appartenir à votre classe ; vous voyez en moi un paysan qui s’est révolté contre la bassesse de sa fortune [...]. Voilà mon crime. Messieurs, et il sera puni avec d’autant plus de sévérité que, dans le fait, je ne suis point jugé par mes pairs. Je ne vois pas sur les bancs des jurés quelque paysan enrichi, mais uniquement des bourgeois indignés. »

À l’attitude de Julien Sorel fait pendant, dans Lucien Leuwen, l’épisode de l’officier obligé de marcher à la tête de ses soldats contre les ouvriers qui se sont « confédérés », c’est-à-dire mis en grève, pour protester contre des salaires de famine, et cet officier, Lucien, n’éprouve que honte pour le métier qu’il fait et dégoût pour le gouvernement qu’il sert.

À noter que Stendhal ne cherche pas, de propos délibéré, à introduire partout la politique. Bien au contraire, il aimerait s’en passer. N’est-ce-pas à lui qu’appartient l’image tant de fois citée : « La politique est un coup de pistolet au milieu d’un concert » ? Mais Stendhal est en même temps assez lucide pour se rendre compte que la politique est un état de fait qu’on ne peut pas plus écarter de soi que la maladie. Aussi tout être conscient de ses devoirs est-il obligé de faire un choix, de prendre un parti, tout en sauvegardant sa liberté.


Le touriste

Un autre mot dont Stendhal a enrichi la langue française est touriste. Et l’écrivain a joint au mot la chose, puisqu’il a été un grand voyageur et que quatre de ses livres sont des récits de voyage : Rome, Naples et Florence en 1817, Rome, Naples et Florence (nouvelle édition entièrement refondue), Promenades dans Rome, Mémoires d’un touriste.

« Il avait toujours adoré les voyages, la visite des curiosités d’un pays [...]. » C’est par ces paroles que Stendhal présente, au début du dernier de ces ouvrages, son alter ego, le « touriste » Philippe L. Il est pourtant indispensable de s’entendre sur les limites de cette curiosité. S’il est vrai que Stendhal a passé hors de France et dans de continuels déplacements un tiers environ de sa vie, il n’en est pas moins vrai qu’il n’a jamais manifesté le moindre penchant pour l’exotisme, tellement à la mode à l’époque romantique. Il est allergique à l’Orient. Rien, chez lui, d’initiatique ; il ne voyage pas à la recherche des secrets de la raison d’être de l’humanité. Son champ est beaucoup plus limité. Ayant sympathisé d’emblée avec le caractère italien, Stendhal désire toujours mieux le connaître, car, à travers lui, il a l’impression de mieux apprendre à se connaître lui-même. Le voyage stendhalien est conçu comme la quête du moi.

Dans l’Avertissement des Promenades dans Rome, le mot égotisme revient par deux fois. Après avoir rapporté le souvenir, d’ailleurs fictif, d’un prétendu premier séjour qu’il aurait fait dans la Ville éternelle en 1802, Stendhal poursuit : « M’accusera-t-on d’égotisme pour avoir rapporté cette petite circonstance ? Tournée en style académique ou en style grave, elle aurait occupé toute une page. Voilà l’excuse de l’auteur pour le ton tranchant et pour l’égotisme. » Cette insistance n’est pas casuelle. L’ouvrage que l’auteur propose à son lecteur est le fruit de son égotisme. Le voyage est une « occasion de sensations ».