Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
S

Steinberg (Saul) (suite)

C’est au dessin de tout exprimer, avec une fantaisie et une poésie qui l’empêchent de devenir désagréablement grinçant. Les techniques employées sont infiniment variées, allant du réseau arachnéen de lignes jusqu’au conglomérat de taches, de la feuille presque vide à la composition encombrée, combinant la plume et l’aquarelle, faisant fréquemment appel à l’estampage, au collage, au découpage et, plus récemment, à l’assemblage. L’artiste jongle avec les principes de la perspective traditionnelle, déformant, gauchissant, accentuant les lignes de fuite ; il crée des incompatibilités spatiales, qu’il s’agisse du dessinateur qui se dessine lui-même ou d’agencements ambigus en matière de rendu de la troisième dimension.

Steinberg a tout vu, il a pris son bien partout : Picasso, Matisse et Miró, les dessins d’enfants et d’aliénés, Seurat, Léger et Mondrian, les bandes dessinées et Paul Klee. Mais cette culture ne lui a servi qu’à varier ses moyens, à les adapter à toutes les exigences de l’expression graphique la plus efficace, la plus évidente ; et il reste toujours lui-même, reconnaissable dans le moindre de ses traits.

M. E.

 Steinberg (Éd. Maeght, 1953-1971 ; 3 vol.).

Stendhal (Henri Marie Beyle, dit)

Écrivain français (Grenoble 1783 - Paris 1842).



Introduction

« Je m’imagine que quelque critique du xxie s. découvrira les livres de Beyle dans le fatras de la littérature du xixe s., et qu’il leur rendra la justice qu’ils n’ont pas trouvée auprès des contemporains. » C’est par ces paroles prophétiques que se termine la plaquette H. B. de Prosper Mérimée, écrite sept ans à peine après la mort de Stendhal. La prophétie s’est réalisée. Mais il a fallu environ un siècle pour arriver à dissiper le voile épais des légendes et des apparences fallacieuses, et à saisir en son entier la vraie personnalité, à la fois complexe et linéaire, de l’écrivain ainsi que le sens et la portée de son œuvre.

L’homme, en effet, était apparu comme un jouisseur se donnant des allures de hussard, un athée lançant des traits virulents contre toute morale et toute religion, un hypocrite cachant sous des tournures habilement choisies sa soif de s’affirmer et, par-dessus tout, un être bizarre, incohérent, tout ensemble puéril et grotesque. Et de citer, à l’appui, la longue liste de ses contradictions : prétendre cacher sa vie et passer son temps à écrire sur soi ; désirer atteindre la vérité et se dissimuler sous un masque ; adorer les mathématiques et aimer la rêverie ; déclarer que l’amour-passion est digne de l’homme et se complaire en de vulgaires rencontres ; détester la « canaille » et appeler de tous ses vœux l’avènement de la démocratie.

Quant à l’écrivain, il a donné l’impression de s’être amusé à publier des essais qui sont des plagiats ou des romans mal construits et souverainement immoraux. Même ceux des exégètes qui ne se bornaient pas à répéter des jugements tout faits n’arrivaient pas à des conclusions différentes. Il a fallu des décennies, même au xxe s., pour balayer ces lieux communs, religieusement transmis d’un critique à l’autre, et prendre résolument le contre-pied. C’est là l’effet d’une approche plus immédiate et aussi d’un mûrissement de l’opinion. À mesure que les légendes sont tombées, l’œuvre, qui semblait désordonnée, obscure et stérile, s’est révélée sous son vrai jour : d’une richesse luxuriante et inépuisable.

On pourrait être tenté de monter en épingle une contradiction flagrante entre la popularité dont Stendhal jouit de nos jours et son désir de n’écrire que pour un nombre restreint de lecteurs, désir exprimé dans la célèbre devise qui lui appartient et qu’il s’est plu à mettre en guise d’envoi à la fin de ses livres : To the happy few. Modestie ? Orgueil mal déguisé ? Ou encore lourde méprise ? Rien de tout cela. Il en est de même des déclarations ostentatoires « Je serai lu en 1880 », « Je serai compris en 1935 » ne sont pas la naïve revanche du raté en appelant à la postérité contre l’injustice de son siècle. La devise de Stendhal a un sens bien différent. C’est parce qu’il est pleinement conscient de son originalité, de la nouveauté de ses écrits sous le double rapport de l’esprit et de la lettre, du fond et de la forme, c’est parce qu’il sait qu’il est en avance de plusieurs générations sur son siècle, qu’il s’adresse à quelques rares élus — les happy few —, les seuls capables de le comprendre. Mais il sait aussi que le jour viendra où, son langage enfin devenu intelligible, il plaira aux foules. Ce en quoi il ne s’est pas trompé. Nulle contradiction donc, mais une admirable prescience née non d’une soudaine illumination, mais d’une profonde connaissance de soi.


« Je porterais volontiers un masque. [...] »

L’ensemble de l’œuvre stendhalienne est marquée par deux traits. D’abord, aucun livre n’a paru sous le nom patronyme de l’écrivain ; les contemporains ont connu M. de Stendhal ; ils ont ignoré l’existence d’un M. Henri Beyle, originaire de Grenoble. Ensuite, l’autobiographie occupe, dans son œuvre, une part prédominante.

Le recours au masque est habituel chez Stendhal. La liste de ses pseudonymes — en plus des deux qui sont employés le plus souvent : Stendhal et Dominique — est fort longue. Comment se justifie cette habitude ? En général, on est porté à se cacher par timidité, par fausse honte ou encore parce qu’on se sent coupable. Rien de cela chez Stendhal ; le port du masque est, pour lui, le meilleur moyen d’atteindre son moi en détruisant les conventions et la routine. C’est la réaction de défense instinctive de l’individu qui veut dissimuler ses sentiments pour qu’ils ne deviennent pas la risée de son entourage. Se cacher est une des manifestations de l’égotisme foncier de Stendhal, qui, pour mieux s’étudier et se comprendre, se regarde dans un miroir et parle ainsi de lui-même à la troisième personne. D’où un réseau extrêmement complexe d’anagrammes, d’alibis, d’allusions cryptiques, destiné à égarer les indiscrets. Pour être un bon lecteur des écrits intimes de Stendhal, il faut être rompu à ce travail continuel de déchiffrement et de transposition, car, sans cela, on risque de lourdes méprises et surtout de ne pas en saisir la portée.